À Bruxelles, Haneke met l’amour à mort
M le
magazine du Monde | 24.05.2013 à 14h17
Par
Marie-Aude Roux
Deux maisons
d’opéra royales pour coproduire le miraculeux Cosi
fan tutte de Michael Haneke : après Madrid, c’est
Bruxelles qui accueille le second opéra de Mozart mis en scène par le cinéaste
autrichien, qui avait déjà signé un Don Giovanni magistral à l’Opéra de
Paris. Une mise en scène au cordeau d’un marivaudage échangiste, dont la rage
destructrice emprunte aux Liaisons dangereuses, de Laclos, sans l’once
coupable d’une sentimentalité. Les chanteurs ont l’âge et le physique des rôles
(Fiordiligi luxuriante d’Anett
Fristch, Ferrando solaire
de Juan Francisco Gatell). Ils sont au plus près de
ce jeu de la vérité qui ne doit rien au hasard : le "Funny
Game" tournera au cauchemar. Les chefs d’orchestre Ludovic Morlot et Thomas Rösner se
partageront les douze représentations de cette clinique et magistrale mise à
mort de l’amour.
* * *
Inutile de penser apercevoir Michael Haneke ce 23 février au Teatro
Real de Madrid, qui consacre la première triomphale de son Cosi
fan tutte : le cinéaste et metteur en scène autrichien est à Los Angeles.
Il ne pouvait pas prévoir que son film Amour, en plus de la Palme d’or
à Cannes, du Golden Globe du meilleur film étranger à Beverly Hills, remporterait un jour plus tôt cinq Césars à Paris et
raflerait, ce qu’il ne sait pas encore, l’Oscar du meilleur film en langue
étrangère : "Si vous aimez le spectacle, concluait-il dans une
missive distribuée avec le programme, croisez les doigts pour moi ; si vous
ne l’aimez pas, croisez-les quand même !"
Cosi est le deuxième opéra de Mozart que Michael Haneke met en scène pour Gerard Mortier (le dernier !,
laisse-t-il entendre), après le Don Giovanni entré au répertoire de
l’Opéra de Paris en 2006. Mais cette récidive dans la réussite nourrit
désormais l’espoir des Noces de Figaro qu’il nous doit.
Michael Haneke a lui-même croisé aux doigts de Mozart ceux de Choderlos de Laclos, instillant dans la trame légère de ce
marivaudage échangiste du XVIIIe siècle d’un tragique visionnaire
sans l’once coupable d’une sentimentalité - un jeu de la vérité qui ne doit
rien au hasard. Prouver l’inconstance des femmes en amour : nul n’est censé
ignorer le pari lancé par ce Valmont au petit pied qu’est Don Alfonso. Ni sa
complice Despina, sorte de Merteuil
habillée d’enfance, ni le quatuor des amants heureux, les frivoles "sœurs
Hilton" Fiordiligi et Dorabella,
flanquées de leurs boyfriends, Guglielmo
et Ferrando.
Dans le cadre
idyllique d’une somptueuse villa patricienne - comme dans Don Giovanni,
espaces vides, blancheur immaculée et grandes baies vitrées -, oisifs et nantis
se la jouent fête galante à la Watteau (habile rencontre entre tenues de soirée
contemporaines et XVIIIe siècle mozartien). Mais cette "école
des amants" emprunte aux Liaisons dangereuses sa rage destructrice
: pour avoir été eux-mêmes blessés l’un par l’autre, Alfonso et Despina (autrefois amants, aujourd’hui mari et femme)
affranchissent à leur tour. Mozart et son librettiste Lorenzo Da Ponte, s’ils
le pressentaient (Mozart, surtout) n’avaient pas envisagé que Fiordiligi et Ferrando
tomberaient amoureux l’un de l’autre, le "Funny Games" tournant au cauchemar.
Michael Haneke a vêtu sa Fiordiligi, la
plus rétive à la séduction adultère, d’un rouge libre et soyeux. Il a exploité
les longues jambes de sa chanteuse perchée sur de hauts talons qui font volter
et virevolter les volutes de sa jupe. Il a, en revanche, claquemuré la sensuelle
Dorabella d’un look à la garçonne, une androgynie en
cheveux courts et tailleur-pantalon noir - c’est elle, pourtant, qui enlèvera
son tee-shirt la première.
Une direction d’acteurs sous
tension
Si
l’imperturbable Don Alfonso ne change pas une boucle de sa perruque, Despina, la plus blessée des deux, incarne un nostalgique
Pierrot lunaire mâtiné de Lulu, rêve d’icône de cinéma, tour à tour Charlot ou
Marlene, rappelant par moments Susanne Lothar, l’actrice fétiche d’Haneke disparue en juillet 2012 à l’âge de 51 ans.
Comme dans Don
Giovanni, qui assumait une troublante gémellité entre maître et valet, Despina n’est plus la servante rouée de jeunes filles à
déniaiser, mais l’entremetteuse d’une farce cruelle à laquelle elle ne prend
pas plaisir (magnifique performance de la Suédoise Kerstin Avemo).
La double gifle que se donneront à la fin les deux maîtres en forfaiture prouve
que la souffrance n’est jamais apurée.
Une direction
d’acteurs sous tension jusque dans le moindre détail, un choix aiguisé de la
lumière, du placement dans l’espace : Michael Haneke
opère sans sourciller sa mise à mort clinique de l’amour. Jamais on n’a autant
désiré que Fiordiligi résiste et se sauve de la
chute. Jamais on n’a autant voulu qu’une fois déchue elle échappe à l’ordre
social qui remet en place les unions "légitimes" et brise les cœurs
buissonniers. Le mariage ! Haneke en fait la revanche
infernale du collectif sur qui ose aimer. Et la chaîne humaine du lieto fine, ce happy end moral de l’opéra,
qui interdit physiquement à Fiordiligi et Ferrando de se rejoindre, est d’une violence à peine
supportable.
Justement
ovationnés, les quatre jeunes chanteurs, qui ont visuellement l’âge des rôles,
sont d’une grande fraîcheur vocale (Fiordiligi
luxuriante d’Anett Fristch,
Ferrando solaire de Juan Francisco Gatell). La direction filandreuse de Sylvain Cambreling serait à déplorer si elle ne servait en quelque
sorte l’austérité du propos hanékien. Tout autre sera
sans doute la reprise de ce Cosi magistral
dans la seconde maison d’opéra royale coproductrice du projet, le Théâtre de la
Monnaie, à Bruxelles, dont les chefs d’orchestre Ludovic Morlot
et Thomas Rösner se partageront les douze
représentations, du 23 mai au 23 juin.
* * *
Le « Cosi » très cruel de Michael Haneke
Par Philippe Venturini
| 27/05 | 07:00
[Les Échos]
On se doutait bien que « Cosi fan tutte » revu par Michael Haneke
n’aurait rien d’une partie de rigolade. Ce ne sont pas ses talents de comique
qui ont consacré le réalisateur du « Ruban blanc ». Et sa mise en
scène de « Don Giovanni » du même Mozart, à l’opéra de Paris,
accentuait la dureté des rapports humains dans un environnement glacial de
tours de verre. Au théâtre de la Monnaie de Bruxelles, Haneke
installe son « Cosi » dans un décor autrement
plus séduisant de villa Renaissance italienne, dont la loggia ouvre sur un
appartement contemporain avec cheminée ancienne. Le même désordre temporel
s’empare des costumes, de splendides habits XVIII e côtoyant des
smokings. L’ensemble évolue sous une douce lumière empruntée aux toiles de
Tiepolo. Aucune menace ne paraît donc peser sur le plateau.
Faire tomber les masques
Dès la première scène, pourtant, Haneke change la donne. Il corse le pari un peu stupide que
propose le vieil Alfonso aux jeunes Guglielmo et Ferrando, à savoir éprouver la fidélité de leurs fiancées
respectives, les soeurs Fiordiligi
et Dorabella, puisque les intéressées sont présentes
et connaissent les enjeux. Nul doute que cette torture veut faire tomber les
masques. Pour mieux y parvenir, le metteur en scène recourt à un autre
artifice : il présente Don Alfonso et la domestique Despina
comme mari et femme, justifiant cette entreprise de cruelle déstabilisation par
l’aigreur de leurs rapports.
Ce « Cosi
fan tutte » n’a ainsi rien d’un marivaudage : le public ne peut que
constater brutalement la fragilité du couple. Pour calmer leurs angoisses, les
personnages passent la soirée à s’imbiber d’alcool. L’ambiance pesante a une
incidence très nette sur le tempo général. Ludovic Morlot
a dû adapter sa direction et retenir l’orchestre symphonique de la Monnaie, ce
qui ne l’empêche pas de très bien sonner.
Le spectacle coproduit avec l’opéra
de Madrid ne laisse rien au hasard, jusqu’à la moindre expression de visage des
figurants. Sans vedette, la distribution se montre néanmoins d’un très bon
niveau, même si la Despina de Kerstin Avemo semble à bout de voix. William Shimell
interprète un impressionnant Don Alfonso, aigri et foncièrement méchant. Du
quatuor des amoureux, très équilibré, on retiendra la Fiordiligi
sensuelle et blessée d’Anett Fritsch. Comme elle,
aucun participant ne sortira indemne. La plaisanterie vire au jeu de massacre
et le titre est trompeur. Comme dans le terrible film « Funny Games » d’Haneke…
*
* *
N. Y. Times
MADRID — No opera has experienced greater flux in how
people have viewed it over the years than Mozart’s “Così
Fan Tutte.” And perspectives continue to shift, as is
demonstrated by the Teatro Real’s new production by
Michael Haneke, whose film “Amour” won the Academy
Award for best foreign-language film the day after the premiere.
In the 19th century “Così” was so widely
disparaged that even Richard Wagner and his nemesis, the critic Eduard Hanslick, were on the same side. Wagner expressed his delight
in Mozart’s “inability to invent music ... for ‘Così
Fan Tutte’ like that of ‘Figaro.”‘ With a message
that unswerving fidelity in love runs contrary to the human heart plus an
apparently frivolous plot in which two soldiers, in disguise, attempt to win
the other’s sweetheart in a losing wager to prove the women’s faithfulness, the
opera had few takers.
Even as “Così”
gained traction, it retained its frivolous image, yet doubts grew about the
ending in which the implcit restoration of the
original pairing of lovers was seen as smoothing over their emotional
reactions. How can order be so quickly reimposed
after the emotional upheavals the women — and the men too — have experienced in
this cruel test of the bonds of love? Sticking with the new pairing is not
really an option, so most recent productions end with no pairing at all as the
dazed characters struggle to grasp what has happened.
Mr. Haneke,
whose only previous opera staging was a 2006 “Don Giovanni” for the Paris Opéra set in an office complex, takes the process further
by essentially denying that “Così” is a comic opera
at all. Claus Guth pursued a similar strategy in his
recent Salzburg production (now retired). Drawing impeccable performances from
his cast, Mr. Haneke not only emphasizes the opera’s
darker sentiments but even takes them at face value, with a resulting loss in
the opera’s emotional nuance, especially its irony.
The fascination of “Così” is that it takes aspects of the love relationship —
passion, ecstasy, remorse, jealousy, rejection — and examines them under a
microscope. Parody is at the root of the fulsome emotions Dorabella
pours out in the aria “Smanie implacabili,”
whereas her sister Fiordiligi’s sublime “Per pietà” hits home as an expression of true heartache.
Yet her heartache will vanish
a few short scenes later, which colors how we hear the aria. Here and elsewhere
Mr. Haneke looks for ways to turn an event into an
emotional downer. In “Un’aura amorosa”
Ferrando should draw strength from his beloved’s
supposed fidelity but here sings it dejectedly, crouched on the floor by
himself.
Much of the opera’s comic
element is neutralized by Mr. Haneke’s treatment of
the sisters’ maid Despina, who is enlisted by the
cynical Don Alfonso to encourage them to yield to their new suitors. Here Despina is apparently Don Alfonso’s wife, who looks and
acts as if she were a generation or two older than the sisters. Lacking the
usual zest, her urgings that the girls seize the opportunity presented by their
new admirers ring hollow.
There is even a suggestion
that Don Alfonso himself has second thoughts about the scheme, when he
hesitates to cue the chorus’s song in praise of military life as the soldiers
supposedly go off to battle. The denouement strains even the rapport between Alfonso
and Despina, each of whom slaps the other in the
face. The omission of Dorabella’s lighthearted Act 2
aria and of Fiordiligi’s zany plan for her and Dorabella to dress as soldiers and join their lovers on the
battlefield adds to the somber tone.
Whatever one thinks about Mr. Haneke’s view of the opera, the single set designed by Christoph Kanter is gorgeous — a
grand and elegant room in a Neapolitan villa with a terrace overlooking the
bay. A well-stocked refrigerator — it even contains arsenic — is on one side of
the room, comfortable seats and a fireplace on the other. At the start, a chic
crowd enjoys cocktails. Urs Schönebaum’s
lighting depicts the gradual passage of day into night, which roughly
corresponds to the growing darkness of Mr. Haneke’s treatment
of the drama. Some of Moidele Bickel’s costumes,
including Don Alfonso’s, are of 18th-century design, while others are
contemporary: Elegance is common to both. Fiordiligi
wears a short, bright-red party dress, Dorabella a
black pantsuit, though their personalities would seem to dictate the reverse. Despina is dressed in slinky, cream-colored attire of a
clown, adding another puzzle to this character.
Those cast as the four young
lovers do not give performances for the ages but are attractively youthful and
carry out Mr. Haneke’s ideas with fervor and physical
dexterity. Fiordiligi’s two big arias are a bit of a
challenge for the soprano Anett Fritsch but she
navigates them with determination and achieves mostly good results. The mezzo
soprano Paola Gardina offers a smooth-voiced Dorabella that (no surprise) lacks the character’s usual randiness. As Ferrando, the tenor
Juan Francisco Gatell brings a forward vocal
placement and stylistic assurance to the two arias allotted him (“Ah! lo veggio” is cut.) The baritone Andreas Wolf is a virile Guglielmo. The soprano Kerstin Avemo
has won wide praise as Lulu in Berg’s opera, but you would never guess it from
her geriatric Despina here. The well-practiced Don
Alfonso is the baritone William Shimell (who, as an
actor, plays the companion of Isabelle Huppert’s character in “Amour”).
Many recitatives are delivered
at a frustratingly slow pace. Slow tempos also weigh on the conductor Silvain Cambreling’s performance,
which is well-controlled if uneven in what he emphasizes. The audience
responded warmly to the production at the premiere, though Mr. Haneke, engaged by the Oscar festivities in Los Angeles,
was not on hand to hear the cheers.
Così Fan Tutte. Teatro Real, Madrid. Through
March 17. A co-production with La Monnaie, Brussels, where it will be seen from May 23
through June 23.
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* *
Mozart
et la manière Haneke
Le cinéaste autrichien offre une lecture
profonde et incisive de «Cosi fan tutte» au Teatro Real de Madrid. Avec une distribution qui a l’âge
des rôles.
L’annonce en 2005 de la première mise en
scène d’opéra de Michael Haneke fit exploser le
standard du palais Garnier. Dévoilé en janvier 2006, son Don Giovanni transposé
dans une tour de la Défense, fascina, avant de dérouter. Le héros libertin
avait pris les traits d’un golden boy exerçant son
droit de cuissage sur la fille du patron et les femmes de ménage. Le tout sous
l’œil omniprésent du Commandeur, zombie dans un fauteuil roulant. Trois heures
plus tard, il mourait d’un coup de couteau avant d’être défenestré par la foule
!
Véranda.
Cette production commandée par Gérard Mortier, alors directeur de l’Opéra de Paris, a été reprise plusieurs fois à Bastille avec succès. Nommé directeur du Teatro Real de Madrid, Gerard Mortier a, en toute logique, demandé au cinéaste autrichien de s’attaquer à un deuxième ouvrage de la trilogie Mozart-Da Ponte : Cosi fan tutte. Cette fois, Haneke a encore opté pour un décor unique, mais conciliant deux univers et époques. En fond, une véranda de villa palladienne sortie tout droit d’une production de Strehler ou Ponnelle, avec colonnades néo-classiques, parc verdoyant et ciel plombé ou étoilé selon l’avancée du drame. Au premier plan, séparé par des portes en verres coulissantes ou des rideaux blancs, un salon contemporain avec cheminée et réfrigérateur design, où les protagonistes ne cessent d’aller chercher à boire. Le dispositif est très judicieux en ce qu’il montre à la fois la cruauté de l’ouvrage, portée par une direction d’acteurs chirurgicale, et sa poésie galante. Au salon, on titube et s’empoigne, on chavire et se déchire, on se caresse et se gifle, comme dans tout bon Haneke. Sur la véranda, les amants et le chœur peuvent donner un sublime Secondate, aurette amiche, étoilé de candélabres comme au XVIIIe siècle.
La première bonne surprise est donc que Haneke, tout en rendant justice à la modernité de ce drame
de l’échangisme, qui montre l’indépendance du désir et la vanité de la représentation
sociale, n’a pas oublié la tendresse mozartienne. La deuxième, c’est que le
chef d’orchestre Sylvain Cambreling, dont les Mozart
à Salzbourg puis Paris étaient d’une raideur et d’une maladresse rares, a gagné
en assurance : phrasés, articulations, couleurs, tempos,
le style mozartien est bien là. La troisième bonne surprise tient à une
distribution qui a l’âge des personnages et joue comme si sa vie en dépendait :
la soprano Anett Fritsch incarne une Fiordiligi fruitée et souple même au plus aigu du
désespoir, et la mezzo Paola Gardina chante une Dorabella pas moins lumineuse et investie. Face à elles, le
ténor Juan Francisco Gatell livre un Ferrando ardent, convaincant dans la tension et la rage, et
le baryton Andreas Wolf campe un Guglielmo robuste et
stylé.
Contrats.
Haneke a choisi de faire de Despina
l’épouse et donc la complice de Don Alfonso, occasion pour la soprano Kerstin Avemo de donner au personnage une complexité dramatique
inédite et troublante. Le meilleur restant la scène de signature des contrats
de mariage. La farce est finie, semble dire Haneke.
L’amour montre enfin son visage. Terrifiant, bien sûr.
«Cosi fan
tutte» de Mozart livret de
Lorenzo Da Ponte. Chœur et orchestre du Teatro Real
de Madrid, dir. Sylvain Cambreling,
m.s. Michael Haneke.
Jusqu’au 17 mars au Teatro Real de Madrid et du 23
mai au 23 juin à la Monnaie de Bruxelles.
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Le triomphe
du Cosi fan tutte de Michael Haneke
Par Christian Merlin [Le Figaro]
Publié le 25/02/2013 à 06:00
Décidément, Gerard Mortier a le chic
pour attirer l’attention sur ses premières d’opéra ! À Paris, il avait
fait l’événement en confiant à Michael Haneke sa
toute première mise en scène lyrique, un fascinant Don Giovanni toujours
au répertoire aujourd’hui. À Madrid, il l’a convaincu d’y revenir, avec cette
fois l’œuvre fétiche du cinéaste, celle qui avait déjà ses faveurs avant
d’accepter finalement Don Giovanni: Cosi
fan tutte. En soi, cela suffisait déjà à braquer les projecteurs sur le Teatro Real.
Mais ce que ni Mortier ni Haneke n’avaient prévu, c’est que la première aurait lieu le
lendemain de la cérémonie des Césars et la veille de celle des Oscars! Autant
dire que le réalisateur autrichien n’était pas présent dans la capitale
espagnole pour assister au triomphe de son Cosi.
Car c’est bien un triomphe, et c’est bien «son» Cosi.
Non que Haneke agisse en prédateur, comme un Tcherniakov ou un Warlikowski qui
n’hésitent pas à s’approprier une œuvre. Il effectue un travail de précision,
débarrassant le livret de toutes les conventions qui peuvent parasiter l’une
des réflexions les plus désenchantées qui soient sur l’amour et la fidélité.
Direction d’acteurs soignée
Car Cosi
n’est pas une comédie. On le sait, mais avec Haneke,
cela apparaît avec une évidence rare. Cette clarté, c’est d’abord celle du
dispositif, un magnifique palais du XVIIIe siècle avec arcades et escalier
monumental, dont l’intérieur est transformé en déco contemporaine
grande-bourgeoise, tout comme les costumes mêlent tenues d’aujourd’hui et
perruques. C’est aussi celle d’une direction d’acteurs tellement travaillée
qu’elle en paraît naturelle, faisant ressortir tout ce que les personnages de Mozart
et Da Ponte recèlent de blessures. Et dire que, jusqu’aux années 1950, on
a tenu Cosi pour une farce frivole! Haneke raconte l’histoire d’une déchirure. Despina n’est plus une soubrette, mais la femme de Don
Alfonso, si bien que l’on n’a plus affaire à deux, mais à trois couples. Elle
devient le personnage central, car l’épreuve que vivent les deux jeunes femmes,
elle l’a vécue avant et en nourrit une amertume qui transparaît même quand elle
ne chante pas: immense performance d’actrice de Kerstin Avemo
en mélange de clown triste et de Pierrot lunaire.
Théâtre réaliste et recherche
esthétique
Tout ne fonctionne pas au même degré
d’intensité: le metteur en scène n’évite ni les redites ni les tics (le
ralentissement des récitatifs). Mais le spectacle, que l’on pourra voir à la
Monnaie de Bruxelles du 23 mai au 23 juin, n’en est pas moins un très
grand moment de théâtre réaliste et de recherche esthétique, qui met à nu les
rapports entre les personnages. Les jeunes couples ont le physique du rôle et
des voix magnifiquement fraîches, en particulier le ténor lumineux de Juan
Francisco Gatell et le soprano luxuriant d’Anett Fritsch, dont le timbre se marie bien à celui de la
mezzo Paola Gardina. On restera plus réservé sur la
direction de Sylvain Cambreling [NDLR – à Madrid],
qui épouse certes la gravité du propos du metteur en scène, mais le fait avec
une raideur que les sonorités rêches de l’Orchestre symphonique de Madrid ne
font rien pour assouplir. Grand moment de solitude, enfin, pour le claveciniste
arrivé en retard alors que le premier récitatif avait déjà commencé…
*
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Le coup de
poing Haneke
Richard
Martet - Opéra magazine
On ne sort pas
indemne du Cosi fan tutte mis en scène par le
réalisateur autrichien à Madrid, dans ce style si particulier que les
cinéphiles connaissent bien depuis La
Pianiste, Caché et Le Ruban blanc. Michael Haneke, déjà parti à Los Angeles recevoir l’Oscar du
meilleur film en langue étrangère pour Amour, n’est pas apparu au rideau final,
le soir de la première. Il aurait pourtant mérité d’être salué en direct pour
la qualité de son travail, l’un des plus intelligents et des plus percutants
dont le chef-d’œuvre mozartien ait jamais bénéficié.
Grâce à Gerard Mortier, Michael Haneke a enfin eu l’opportunité de mettre en scène le Cosi fan tutte dont il rêvait. Don
Giovanni à l’Opéra National de Paris, en 2006, qui marquait ses débuts
dans l’univers lyrique, n’était en effet qu’un deuxième choix, rendu nécessaire
par le fait que Cosi avait déjà été confié à
Patrice Chéreau.
J’avais personnellement détesté la
production de Don Giovanni ; j’ai, en revanche, adoré ce que j’ai
vu au Teatro Real – le lecteur me pardonnera ce
passage à la première personne du singulier, bannie des comptes rendus par
l’usage mais de circonstance, étant donné le caractère éminemment personnel des
réactions que suscite le travail du réalisateur autrichien, à l’opéra comme au
cinéma et au théâtre.
La démarche, pourtant, est aussi
contraignante que dans Don Giovanni, pliant musique, chanteurs et chef
à la volonté implacable d’un démiurge. Sauf que, cette fois, tout fonctionne,
au point que j’ai eu l’impression de redécouvrir un opéra dont j’avais fini par
me lasser, à force d’assister à des concerts en robes à paniers et perruques
poudrées, sur fond de baie de Naples et de ciel bleu.
Le premier coup de génie de Haneke est justement de respecter ce cadre visuel
traditionnel, en le distanciant par des références à l’époque actuelle. Ainsi
du très beau décor unique de Christoph Kanter :
à l’arrière-plan, une terrasse à colonnade et un ciel d’azur (puis
nocturne) ; au premier, un intérieur plutôt contemporain, avec des
banquettes en toile écrue, des rayonnages bas chargés de livres, un bar-frigo
encastré et une cheminée où brûle un vrai feu. De grands rideaux blancs et des
parois vitrées séparent, quand il le faut, les deux espaces.
Ainsi, également, des superbes costumes
de Moidele Bickel, qui
mélangent les époques. Neuf fois sur dix, le procédé conduit droit à
l’incohérence et à l’échec. Ici s’établissent d’intelligentes correspondances
entre les siècles, sans que l’habit XVIIIe de Don Alfonso ne jure avec le
tailleur-pantalon noir de Dorabella, ou la jupette et
le débardeur rouges de Fiordiligi. La qualité et la
variété des lumières d’Urs Schönebaum
complètent la réussite, tantôt délivrées par les projecteurs, tantôt distillées
par des chandelles savamment agencées (sublime « Secondate aurete amiche » !).
Un cadre reste un cadre, et il faut
savoir ensuite l’utiliser. Michael Haneke en exploite
ici toutes les virtualités, pour signer une mise en scène d’une lisibilité et
d’une cohérence sans faille – ce qui n’était vraiment pas le cas dans Don
Giovanni ! Exploitant les moindres doubles sens du texte de Da Ponte,
qu’il a fait travailler d’arrache-pied aux chanteurs, en particulier dans des
récitatifs d’une verve et d’une subtilité éblouissantes,
il en tire de captivantes idées de mise en scène.
L’action commence sur la terrasse :
Don Alfonso et Despina (apparemment son épouse, en
pyjama d’intérieur blanc ultra-chic) y accueillent leurs invités, parmi
lesquels les deux couples d’amants. Très vite, un jeu d’une perversité infinie
se met en place. Déroulé sous le regard des autres (chacun observe chacun, avec
des personnages présents à des moments où le livret ne le prévoit pas), il ne
sacrifie aucune des problématiques de la pièce : ni celle du
travestissement (Despina se déguise toujours en
médecin et en notaire), ni celle de l’ambivalence du sentiment amoureux, ni
celle de la violence faite aux femmes.
Haneke
est très sensible à celle-ci, qu’il illustre avec une direction d’acteurs
exceptionnellement aiguisée, d’un réalisme particulièrement poussé. Il n’est
certes pas le premier à révéler, derrière le ton apparemment badin de
l’intrigue, l’amertume et la cruauté. Mais personne, avant lui, n’était allé
aussi loin dans le rapport au corps et l’exaspération des contacts physiques,
sans susciter pourtant un malaise comparable à celui de son film La
Pianiste, aussi fascinant que dérangeant.
Guglielmo
moleste Dorabella après qu’elle l’a trahi, Don
Alfonso use de la violence pour contraindre son « épouse »
à tenir son rôle (incroyable jeu sur le sens des mots « serva »
et « servire »,
évoquant aussi bien la domestique que la femme soumise aux désirs de son mari),
jusqu’à une étourdissante scène finale, menée à un rythme d’enfer.
Ostensiblement réticentes à revenir vers
leurs partenaires d’origine, les jeunes filles ne leur en demeurent pas moins
attachées, à l’instar, d’ailleurs, de leurs compagnons. Écartelés entre deux
objets de désir, les amants hésitent jusqu’au bout et se tirent par le bras dans
des directions opposées, en une chaîne humaine à laquelle Don Alfonso et Despina viennent se joindre. Sur le dernier accord, la
chaîne se rompt, laissant les six protagonistes éparpillés sur le plateau.
Choisie au terme d’un long processus de
sélection, auquel Michael Haneke a participé de bout
en bout, la distribution est d’une crédibilité scénique absolue. Elle est, en
plus, excellente sur le plan vocal, ce qui n’est pas toujours gagné d’avance
quand un metteur en scène s’appuie à ce point sur le physique de ses
interprètes. Anett Fritsch et Paola Gardina, par exemple, sont jeunes et ravissantes. Mais
elles ne sont pas que cela. La première, Fiordiligi à
l’aigu puissant et tranchant, possède dans le timbre une vibration qui émeut.
La seconde apporte à Dorabella une émission sûre et
une belle variété dans le phrasé. Dommage que Haneke
ait estimé nécessaire de couper son deuxième air…
Très sûr également, Juan Francisco Gatell manque un peu de séduction en Ferrando,
l’instrument sonnant décidément trop nasal dans « Un aura amorosa ». On lui préfère
le Guglielmo d’Andreas Wolf, formidable espoir du
chant allemand, au timbre chaleureux et à la projection pleine d’aisance. Le
vétéran William Shimell, comédien toujours aussi
exceptionnel, accuse beaucoup moins qu’on ne pouvait le craindre le passage des
ans. Kerstin Avemo, enfin, dotée d’une voix corsée et
facile, est parfaite en Despina.
Reste Sylvain Cambreling,
qui, une fois encore, a l’immense mérite de se mettre entièrement au service
du plateau. Il a travaillé près de deux mois avec Michael Haneke,
tous les jours, et cela s’entend. Sa direction épouse les moindres variations
de la mise en scène – au risque de sonner parfois trop lourde, trop carrée ou
trop bruyante – et se plie sans rechigner aux longues pauses imposées dans les
récitatifs. On peut rêver d’une autre manière de jouer Mozart, mais
certainement pas dans ce contexte dramaturgique et visuel.
Coproduit avec la Monnaie de Bruxelles,
ce spectacle, répété pendant des semaines et fignolé jusqu’au plus infime
détail, y sera repris le mois prochain, avec la même distribution mais un autre
chef. Comment Ludovic Morlot se glissera-t-il dans ce
qu’il faut bien appeler le « carcan »
Haneke ? Y réussira-t-il ou trahira-t-il le même
malaise que Philippe Jordan lors de la dernière reprise de Don Giovanni
à la Bastille, en 2012 ? Réponse le 23 mai.
* * *
La
Monnaie, phare à Bruxelles
Par
Olivier Rogeau — Le Vif/L’Express
Après
Madrid, Bruxelles est sous le charme du « Cosi fan
tutte » intense et cruel signé Michael Haneke.
Une
production qui conforte la place de la Monnaie parmi les grandes maisons
d’opéra d’Europe.
Somptueuse fin de
saison à la Monnaie, qui conforte la solide réputation internationale de cette
grande maison d’opéra. Après la reprise du superbe « Pelléas
et Mélisande » version Pierre Audi et Anish Kapoor,
le « Cosi fan tutte » signé Michael Haneke connaît un triomphe mérité. Jamais, depuis
l’éblouissant « Cosi » du Suisse Luc Bondy, qui nous
avait envoûté en juin 1984, le chef d’œuvre de Mozart n’a
été proposé, sur la scène bruxelloise, dans une mise en scène d’une telle
intensité et d’une esthétique aussi convaincante. Coproduit avec l’opéra de
Madrid, où il a été créé en février dernier, le spectacle, salué par la
critique, est sold out depuis des semaines. Reste la
possibilité de le voir et l’entendre en streaming, pendant trois semaines, à
partir du 26 juin, sur le site www.lamonnaie.be.
C’est la seconde
fois en six ans que Gerard Mortier, à la tête du Teatro
Real depuis 2010, parvient à convaincre Haneke de se
frotter à un opéra de Mozart. Après un « Don Giovanni » controversé - transposé
dans l’univers aseptisé des tours de la Défense, à Paris -, le cinéaste oscarisé et multi-césarisé a accepté de revisiter le
troisième et ultime opéra issu de la collaboration entre le compositeur et
Lorenzo da Ponte. Si le livret en italien de l’abbé, empreint d’ironie,
d’illusion et de mensonge, a longtemps été méprisé et considéré comme une farce
frivole, il n’a pas eu raison du charme et du souffle incomparable qui emplit
toute l’œuvre, créée en 1790 au Burgtheater de
Vienne.
Pour Haneke, « Cosi fan tutte » («
Elles font toutes ainsi », ou, dans une traduction plus libre et contemporaine,
« Toutes des salopes »), son opéra préféré, va bien au-delà du joyeux
marivaudage. Il met surtout l’accent sur l’ambiguïté des sentiments, la
fragilité du couple, le désir alimenté par le manque. L’argument tourne autour
d’un pari stupide : le vieux Don Alfonso convainc ses deux jeunes amis, Ferrando et Guglielmo, d’éprouver
la fidélité de leurs fiancées respectives, les sœurs Dorabella
et Fiordiligi, qui fantasment sur leur avenir. Les
deux naïfs prennent congé de leur bien-aimées - ils simulent un départ à la
guerre - et réapparaissent déguisés en étrangers moustachus. Le plan de
séduction d’Alfonso se révèle efficace. Au point d’aboutir à un échange de
partenaires, non sans déchirements.
Le credo d’Haneke ? « Montrer les ficelles pour mieux amener les
spectateurs à s’interroger sur la vie, l’amour, la mort », répondent Michel Cieutat et Philippe Boyer, auteurs d’un livre d’entretiens
avec le cinéaste (« Haneke par Haneke
», chez Stock). Le metteur en scène tourmenté n’hésite pas à prendre quelques
libertés avec l’œuvre : musicalement, il impose un tempo lent pour les
récitatifs. A ses interprètes, il ne demande pas seulement de chanter, mais
aussi de jouer : ils se roulent par terre, s’enlacent, s’effondrer dans un
divan, comme dans une pièce de théâtre. La soprano Anett
Frisch incarne avec une grâce divine Fiordiligi,
l’une des deux jeunes femmes trompées par leurs fiancés, et le ténor Juan
Francisco Gatell fait un très émouvant Ferrando. L’action a pour cadre le salon moderne d’un
élégant palais de la baie de Naples, dont le frigo-bar a un puissant pouvoir
attractif !
Loin d’être
innocents et sans conséquence, les « Funny games » imaginés par le cynique Don Alfonso et sa complice Despina sont cruels et tragiques. On ne peut s’empêcher de
penser aux duels pervers de deux autres manipulateurs libertins de la fin du XVIIIè siècle, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, les antihéros des « Liaisons dangereuses ». Dans
le « Cosi fan tutte » de Haneke,
la grande réconciliation finale est forcément de façade. Comment peut-il en être
autrement au terme de cette réflexion désabusée sur la passion, le mariage et
la fidélité. Don Alfonso n’avait-il pas dit, dès la 12e scène du 1er
acte : « Leur rire me fait rire, mais je sais que ça se terminera dans les
pleurs » ?