Correspondance

 

 

Austin, 21 mars 1995

 

Cher Alain,

 

J’ai bien reçu ta carte postale. Barouf épouvantable dans la boutique, tout le monde ne jure plus que par ton foutu paradis ! Bref...

 

Tu sais que Perec et son palindrome-record nous taraudent, bien sûr. Je me suis demandé, il y a un mois, s’il était possible de battre son record de longueur, une fois pour toutes (5566 lettres). J’ai tourné ça dans ma tête et trouvé la solution suivante qui permettrait d’évacuer définitivement la question. Il suffit (hem...) de produire un énoncé palindrome du type :

 

(1) « L’énoncé suivant : “abc... xyz, fait zyx... cba, lu à l’envers ».

 

On pourrait alors remplacer le groupe “abc... xyzpar n’importe quoi : un roman d’un million de signes par exemple, ou le bottin de la ville d’Ostende ! Ce million de signes, ou ce bottin, seraient retournés dans la deuxième partie de la phrase (produisant par là un minestrone peu limpide, un enortsenim plutôt - mais là n’est pas la question). Dans l’exemple (1) ci-dessus, évidemment, ça coince, puisque les mots « l’énoncé suivant » ne font pas, lus à l’envers, « lu à l’envers », ni « fait » ne fait-il « fait ». Mais le principe est là !

 

La solution suivante est connue depuis longtemps, mais de peu d’intérêt, car trop artificielle et ampoulée :

 

(2) « Lue par la fin, la première moitié de cette phrase - augmentée au préalable du contenu de l’annuaire des abonnés au service du téléphone de la ville d’Ostende, intégralement reproduit entre crochets ici [...] – fait : tiaf - [...], ici stehcorc ertne tircsnart tnemelargétni, ednetso’d elliv al ed enohpélét ud ecivres ua sénnoba sed eriaunna’l ed unetnoc ud elbalaérp ua eétnemgua - esarhp ettec ed éitiom erèimerp al, nif al rap eul ».

 

Non, le but est de faire élégant et compact grâce à un jeu d’instructions lui-même palindrome, tu l’as compris !

 

J’ai donc commencé à chercher, avec papier, café, crayon, gomme, cerveau, plus les lexiques divers que tu m’as envoyés - tu connais la tablette qui me sert de bureau, sous la baie de l’infirmerie.

 

Les mots « à l’envers », « renversé », « inversé » font, à l’envers, respectivement « srevnela », « esrevner », « esrevni ». Le digramme « vn », au cœur de ces inversions, semble condamner toute tentative de ce genre. J’ouvre alors un petit dictionnaire de synonymes à « palindrome », y découvre que ce mot est aussi adjectif, et remarque les formes opposé, contraire, tête-bêche, vice-versa et réversible, entre autres.

 

« Opposé », avec son groupe symétrique oppo, semble prometteur. Placé au centre, il conduit à travailler sur « esoppose », lequel peut se lire « ...e s’oppose ». On avance ! Je cherche donc un palindrome du genre :

 

(3) « Abc... xyz » s’oppose en « zyx... cba »

 

Après plusieurs heures d’horribles contorsions (tu connais), j’aboutis à:

(4) « Le pihcra nos snad enneuoc al erod es Niala ! » Ses opposés : « Alain se dore la couenne dans son archipel ! »

 

  ... ce qui semble bien maigre pour l’énergie investie. Avaient défilé auparavant des constructions du genre :

 

(5) « A...z » eûmes ; opposé mué « Z...a »

(6) « La vie mode d’emploi » ; osâmes opposé maso : « Iolpme’d edom eiv al »

(7) « A...z », et unîmes opposé-minute « Z...a »

(8) « Sneivuos em ej » : ténèbres ! Opposer benêt : « Je me souviens »

(9) « La disparition » gagnée, s’oppose en gag « Noi tir apsidal » !

(10) « N a a l k j i w s j i r n a v n a j » nôtres ; opposer ton « Jan Van Rijswijklaan »

(11) « Mots-croisés » livrés : opposer vil « Se sior Cstom »...

 

Bien. Tout ça ne casse pas trois pattes à un canard. Je laisse reposer jusqu’au lendemain.

 

*

 

Retour dans le dictionnaire des synonymes où j’inverse mentalement tout ce que je lis : « contraire » fait eri art noc dont la fin appelle le mot « nocturne ». ça ne conduit nulle part, sauf à l’abomination suivante, hors sujet :

 

(12) Cette nymphomane sort la nuit : « En rut, con nocturne ».

 

« Tête-bêche » n’a pas l’air engageant, il fait pourtant « eh ! ce bête t... ». Deuxième soirée de recherche, sur le modèle suivant :

 

(13) « Eh ! ce bête texte : « Z...a » donne « A...z » tête-bêche ! »

 

Résultat des courses :

 

(14) « Eh ! ce bête tri ne va : « Nèpre Wtna » ! Non ! « Antwerpen » à venir tête-bêche ! »

 

Ou alors ceci :

 

(15) « Eh ! ce bête thème dicté, « A...z » : « Z...a » etc., idem, eh ! tête-bêche ! »

 

Bon. Ce n’est pas encore ça... Je découvre, en passant, une deuxième horreur, n’ayant toujours rien à voir :

 

(16) « Trois abrutis regardent sous les jupes d’une gamine : Eh ! ce bête trio va la voir tête-bêche ! »

 

Et celle-ci aussi :

 

(17) « Corrida sans queue ni tête (ni oreilles) : Eh ! ce bête torero tête-bêche ! »

 

Ou encore:

 

(18) « Mastic dans le quotidien populaire : Eh ! ce bête titre serti tête-bêche ! »

 

No comment... Oublions... Je te passe les lignes suivantes, qui ne méritent qu’un regard apitoyé :

 

- avec l’expression « vice-versa » :

 

(19) « Z...a » a le cas rêvé : ci-va, vice-versa, cela : « A...z »

(20) « Z...a ». Éli tu l’as rêvé : ci va, vice-versa, l’utile « A...z »

 

- avec « réversible » :

 

(21) Réversible tri basé sur « A...z » : « Z...a » ! Rusé sabir ! Tel bis, rêver !

(22) « Z...a » ; tenir tel, bis, réversible tri net : « A...z »

(23) « Z...a » a régi réel bis. Réversible érigera « A...z »

 

Je trouve dans mes brouillons les notes suivantes :

 

(24) Oh, va mendier chez le médium : Eh, tape le télépathe !

(25) Fume, Jean, c’est du bon : Zone H, cet Echenoz !

(26) Il faut se renouveler en art : Et si train-train, ni art ni artiste !

 

Plus loin, des appréciations coloniales assez peu correctes :

 

(27) Rosserions noir essor ?

(28) Téterions noir état ?

(29) Et... téterions noire tette ?!

(30) Étêterions noire tête ?

(31) Égarerions noire rage ?

 

Je passe au crible palindrome des mots comme « énoncé », « message », « texte », « œuvre », « écrit », « lettres »...

 

J’envisage des :

 

(32) ... Un tel libelle, billet nu ...

(33) ... Fi, contenu un et nocif !

(34) ... Léon, écrivez l’énoncé, sec : « Non-elzévir ce Noël » !

 

Mais à quoi ressemble un non-elzévir ? Et qui est Noël ?

 

Ceci encore, passablement obscur: il est suggéré d’extraire toute la moelle de « Z...a » à l’aide de quelques outils et d’un peu de génie :

 

(35) « Z...a » ; fin a contrario ! Va voir (art, nô, canif) « A...z ».

 

J’essaye d’opposer le rififi (désordre) du texte inversé « Z...a » à l’harmonie (?) du texte rangé « A...z » ; voyons encore :

 

(36) « Z...a », régna rififi : ranger « A...z ».

(37) « Z...a » à l’égide rififi ; rédige là « A...z ».

(38) « Z...a » à l’étalé rififi, relate là « A...z ».

(39) « Z...a » et issue rififi, réussite « A...z » !

 

ou même, lapidaire :

 

(40) « Z...a » régna du danger « A...z ».

 

Ce n’est pas encore ça, j’essaye de dormir. Malgré la lumière allumée en permanence, petit soleil de minuit texan.

 

*

 

Rien durant la semaine, je récupère.

 

*

 

Reprise vendredi - par quelques notes médicales légères qui permettent de retarder l’échéance :

 

(41) Régime sec : ni verveine-gin, ni genièvre-vin !

(42) Hypertension : le secret, ôter ce sel !

(43) Silicone : sein à zizanies

(44) Vasectomie : lier appareil

(45) Cailloux : rein, redresser dernier

(46) Gros con : enrobé borné

(47) Sauna : suons-nous ?

 

C’est nul, mais ça repose. Encore ça :

 

(48) L’écran aide l’écrit ? Sert, télévision oisive, lettrés ?!

 

Bof ! Je reviens toujours au groupe oppo :

 

(49) « Z...a » : Ruse ? Brevet ? Codes ? Oppose docte verbe sur « A...z »

 

Puis tombe sur le mot « corpus », assez chic, que j’inverse machinalement : « suproc » - « su proc » - « su procédé »... Il semble qu’il y ait là quelque chose d’un peu plus consistant.

 

Je me mets au travail, les heures filent, comme toujours quand on bosse – et il m’en reste si peu :

 

(50) « Z...a » su procédé celé, cède corpus « A...z »

 

...pas mal du tout ! Et si on fusionnait deux types d’inversions ? ça pourrait donner :

 

(51) Eh ! ce bête tri ne va :

« Ritros ed tnesoporp es sli tnod ehtnirybal el semêm-xue tnesiurtsnoc iuq star : enneipiluo, neipiluo » !

Su procédé celé, cède corpus :

« Oulipien, oulipienne : rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir» - à venir tête-bêche !

 

Alors, enfoncé, GP ? Bon, j’ai des heures de sommeil en retard, les yeux rouge sang et un drôle de buzzz ! dans la tête. Je crois que je suis atteint d’eibohphobie aiguë (allergie aux palindromes). Que penses-tu de tout ça ?

 

Amitiés, Éric A.

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P.-s. J’apprends par le gardien, au moment de poster, que ce problème a été résolu depuis des lunes en anglais :

 

« A...z », sides reversed, is « Z...a ».

 

Ashes to ashes, que je m’en couvre la tête !

 

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Note du 16 novembre 2009 :

 

Jacques Perry-Salkow vient de communiquer à la liste Oulipo sous le titre « Palindrome, Mode d’emploi », l’élégantissime :

 

« Écarte les opposés, oppose le tracé. »

 

Bravo Jacques !

 

 

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