L’extimité & Facebook

(dans le Monde du 20 février 2011)

 

 

 

« Je vois, je suis vu, donc je suis »

 

Entretien

 

Nicole Aubert et Claudine Haroche dénoncent l’exigence de visibilité imposée par la sphère sociale

 

Psychologie

 

Nicole Aubert, professeur à ESCP Europe, psychologue et sociologue, et Claudine Haroche, directrice de recherche au CNRS, sociologue et anthropologue, ont coordonné l’ouvrage collectif « Les Tyrannies de la visibilité / Être visible pour exister ? »

(Éd. Érès, 355 p., 25 euros). Elles dénoncent l’injonction croissante à rendre visible à travers les médias, les réseaux sociaux, Internet... ce que nous sommes et ce que nous faisons, sous peine d’être voués à une inexistence psychique et sociale. Au cogito de Descartes, « je pense, donc je suis », semble s’être substitué un nouveau principe : « Je vois, je suis vu, donc je suis », postulent les auteurs.

 

Votre livre s’articule autour du constat que nous vivons dans une société où il faut s’exposer pour exister. Qu’entendez-vous par là ?

 

Nicole Aubert :

L’injonction à la visibilité apparaît concomitante de l’avènement d’une société de l’image, dont l’écran est le symbole majeur. Le développement des nouvelles technologies, téléphones portables, ordinateurs, Internet, iPhones fait qu’on se définit de plus en plus par les traces qu’on laisse de soi. Nos productions s’inscrivent sur des supports qui sont vus par tout le monde. Une injonction à la visibilité semble donc au cœur du processus de production et de consommation. Il s’agit d’offrir des images de soi immédiates, éphémères, sans cesse actualisées pour exister aux yeux du plus grand nombre. Cette injonction de visibilité envahit aussi bien les sphères professionnelle, sociale, politique que privée.

Claudine Haroche :

Il faut rendre visible l’activité de chacun sous peine qu’elle ne soit pas prise en compte. L’individu est considéré, jugé, à travers la quantité de signes qu’il produit et il est incité à en présenter de façon incessante. La pensée, le talent, s’ils ne sont pas montrés constamment, ne sont pas valorisés. C’est un souci permanent de médiatiser son action pour la faire exister. Ainsi, les minorités, pour être prises en considération, doivent se rendre visibles. Certains mouvements de défense des mal-logés l’ont compris, comme les Enfants de Don Quichotte, qui se sont imposés au regard des médias en investissant l’espace public et médiatique.

 

Dans ces conditions, que devient l’intimité ?

 

N.A.:

L’intimité n’est plus associée à des espaces physiques, comme la chambre, la salle de bains, mais c’est là où je veux, quand je veux. Elle se déploie sur le Net sans être toujours maîtrisée. Il semblerait que nous ayons besoin de l’exposer aux autres pour la faire exister. C’est ce que le psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron appelle l’« extimité ». En montrant certains aspects de notre moi intime, sur Facebook, à travers les blogs, tout se passe comme si nous les faisions valider par d’autres afin qu’ils prennent une valeur plus grande à nos yeux. En quelque sorte, plus les gens seraient nombreux à vous regarder, plus vous vous sentiriez exister. Ce ne serait plus la qualité du regard qui primerait mais le nombre de personnes qui vous voient, l’intensité de l’exposition.

C.H.:

Nous sommes peut-être confrontés à une nouvelle idée de l’homme. L’espace intérieur, l’espace invisible de la personne, tend à disparaître. La visibilité primerait sur la parole. Il n’y aurait plusque du visible, du transparent. Cette exigence bouleverse en profondeur les conditions dans lesquelles on devient sujet. Il en résulte un appauvrissement, un rétrécissement de l’espace intérieur. La part invisible de la personne tendant à être jugée inutile se trouve disqualifiée.

 

Quel impact cette exigence a-t-elle sur la construction de l’identité ?

 

N.A.:

« Je suis vu donc je suis » : cette injonction met à l’écart le temps de la pensée, de l’esprit. Le corps devient l’unique fondement de la construction du sujet, le seul élément tangible sur lequel nous pouvons nous appuyer. Il se constitue un moi de façade, une sorte de « faux self », de faux soi-même dans lequel nous projetons une image idéale. Mais il ne s’agit plus d’un idéal intérieur, mais d’un idéal sociétal, en accord avec les exigences de la société hypermoderne

C.H.:

L’espace intérieur, la part de soi-même la plus profonde ne se donne pas à voir. En acceptant d’être réduits à ce que nous offrons au regard, que devient cette intimité de soi qu’on appelait le for intérieur ? On peut se demander si la possibilité de conserver un espace intérieur ne constituera pas bientôt un enjeu civilisationnel majeur.

 

L’impact des écrans ne serait que négatif ?

 

C.H.:

En tout cas, les équilibres entre notre monde intérieur et l’existence que nous confère l’extérieur sont modifiés. Nous sommes dans une société où l’apparence, l’image risquent de primer sur la réalité des choses, sur les valeurs. À la tyrannie de la visibilité s’ajoute celle de l’immédiateté induite également par les nouvelles technologies, et qui impose des réponses instantanées. Ceci traduit une société de contrôle et induit des effets problématiques sur l’individu. Qu’advient-il du sujet quand il est plongé, submergé par des flux d’images et sans arrêt poussé à en produire ? Le monde tend à devenir opaque et inintelligible pour lui. L’homme a un besoin de continuité, de cohérence qui n’est plus satisfait. Si le sujet se constitue dans le regard d’autrui, il a besoin tout autant de se construire à l’abri des regards. Percevoir, regarder supposent une alternance entre voir et ne pas voir, entre s’exhiber et se cacher, qui est déséquilibrée par l’injonction à la visibilité permanente.

N. A.:

Le fait d’être dans une société de l’image, de l’immédiateté n’a pas que des effets négatifs. Ce sont les nouvelles technologies qui ont rendu possible la révolution en Tunisie. Par ailleurs, Internet permet de déployer une part de soi-même qu’on ne peut exprimer dans son environnement social. Je pense, par exemple, à ce petit – cité dans notre ouvrage par le sociologue Francis Jaureguiberry –, qui faisait de la poésie en solitaire et qui a maintenant trouvé sur Internet un public et donc une forme de reconnaissance. Mais plus globalement, il faut préserver nos espaces intérieurs, qui constituent l’ultime liberté de l’individu.

 

Propos recueillis par Martine Laronche

 

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