« Petites maniaqueries ordinaires »

— une enquête de Noëlle Clou pour Gael

[Publiée en août 2004 p.74]

 

 

1) Quand nous allons faire les courses, Marie et moi, nous avons une technique redoutable : deux chariots, les plus grands possibles, compartimentés à mort. Nous avons remarqué en effet (pas moi, mais Marie, qui est un peu la zinzin méticuleuse du couple) qu’on pouvait gagner un temps fou à la maison au moment du déballage : il suffisait que tous les produits soient empaquetés en fonction de leur destination finale. Tout ce qui va dans le surgélateur par exemple (ça, tout le monde le fait), mais pareil pour le reste : frigo, cave, salle de bain, garde-robe, armoires diverses. Avant on triait à la caisse mais avec les codes-barre on n’a plus le temps : les caissières travaillent comme des TGV et vous jettent une poignée de sacs vide en annonçant le total ! Il faut donc trier en amont. Tellement en amont parfois qu’on en cause déjà dans la bagnole avant d’arriver. On a le plan du magasin gravé dans le cerveau et on se fait des parcours fléchés minimum... Tiens, au fond, chérie, le shampooing pour le chien, ça va avec les trucs de santé ou avec les produits d’entretien ?

[Nicolas, 24 ans, logisticien junior]

 

2) J’ai remarqué que mon petit frère marchait sur les trottoirs en coupant le plus possible de lignes sur le sol. Quand je le lui ai fait remarquer, il m’a dit que c’était un jeu : un pied sur une ligne rapporte un point, sur une croix c’est deux points et sur rien c’est moins cinq points. Je le soupçonne plutôt d’être un tantinet superstitieux – mais en tout cas pour le calcul mental il assure !

[Myriam, 19 ans, danseuse]

 

3) Mon mari est un hystérique de la peau de chamois. Pas pour la voiture – uniquement pour le pare-brise, le reste de la carrosserie peu crouler sous la rouille ou la saleté. Non seulement il surveille les pigeons du coin de l’œil, mais à la moindre mouchette écrasée monsieur s’arrête, sort son petit matériel et brique et brique et colégram ! Il est comme ça avec les vitres latérales aussi – c’est grave docteur ? Notez que pour se recoiffer entre deux coups de torchon, c’est pratique...

[Laureen, 30 ans, journaliste]

 

4) J’ai envie d’exploser mon homme tous les soirs. Quand il rentre du bureau il joue systématiquement au Petit Poucet : et que je te vide mes poches partout, sans réfléchir, tout en marchant vers la cuisine, et qu’est-ce qu’on mange ma chérie ? Clefs, téléphone portable, vieux Kleenex, pièces de monnaie, lunettes, beurre de cacao, tickets de cinéma : je passe derrière lui avec la voiture-balai... Je sais qu’il ne retrouve jamais rien et que ça le rend nerveux, mais moi ce n’est pas de la nervosité que j’ai, c’est des envies de meurtre ! Roger, pour la dernière fois, vide tes poches dans le panier de ta mère, a l’entrée !

[Coline, 37 ans, assistante de direction]

 

5) J’ai une manie secrète qui tourne à l’obsession : noter les anniversaires des gens sur un bout de papier. Rentrée à la maison je recopie tout dans un calepin de cuir noir. Au début j’ai fait ça pour n’oublier personne dans ma famille (j’ai sept frères et sœurs – et dix-huit neveux et nièces, sans compter le côté de mon mari). J’ai pris goût à ce petit jeu et commencé à consigner les anniversaires de plus en plus de gens – au bureau, dans le quartier, à des soirées où je passe pour une dingue auprès de parfaits inconnus... Ça me plaît de voir que Machin est né à la même date que Truc... et parfois même que Bidule. Moi je suis née un 23 décembre, et vous ?

[Léa, 28 ans, trésorière]

 

6) Ma copine Annie est une angoissée de la panne de courant. De la pannes de batterie plus exactement. Elle passe son temps à vérifier que sa montre n’est pas arrêtée, que son baladeur a des piles neuves, que son réveil fonctionne et que la petite radio de la salle de bain ne crachote pas trop. Je me suis rendu compte grâce à elle du nombre incroyable d’appareils qui fonctionnent sans fil : mon rasoir électrique, l’alarme, l’appareil photo, les trois télécommandes du salon, la clef de la voiture qui fait bip, etc. Je commence à en voir partout, des piles : dans l’oreille de mon père (on dirait qu’il entend mieux depuis quelques semaines), dans les chaussures des gens (à la gym il y a un type dont les pieds envoient des flashs de photocopieuse à chaque sautillement sur le tapis roulant), au restaurant (j’ai payé hier avec une carte de crédit sans bouger de mon siège : l’appareil est venu à moi accompagné de trois bonbons à la menthe et d’un serveur distrait)... « Salut Annie, ça va ? Je voulais te dire... Tu sais quoi ? Tu me fais flipper avec ta manie des pi... allô ? allô ?! » – Zut, j’ai oublié de recharger mon téléphone portable...

[Sacha, 38 ans, taxi]

 

7) Les infos sont ma came. Je suis consultante en communication politique et l’idée de rater la moindre dépêche d’agence me terrorise. C’est normal, vous allez dire, c’est mon métier. Sauf que les infos dont je parle n’ont rien à voir avec ça : je suis accro aux nouvelles people ! Qui est avec qui ? Qui a dit quoi ? Qui s’habille comment – et quelle est la marque de la petite robe d’été de Madonna, par exemple, dans son clip plein de pétales de rose... Brad Pitt va-t-il arrêter le cinéma pour l’architecture ? – Oublie ça mon poulet : que deviendrait ta jolie Jennifer sans son Achille ? Qui lui tiendra le bras aux oscars ? On parle d’un Troie 2 et même d’un Troie 3 (c’est malin), c’est vrai, ça ? Le pire c’est que je lis tous ces ragots en cachette – pas question de faire transpirer quoi que ce soit devant les clients...

[Rose-Anne, 36 ans, consultante]

 

8) Mon mari s’est transformé en petit comptable compulsif depuis qu’il a découvert les miles. Il passe un bon quart d’heure, chaque soir, à imaginer comment les dépenser : vins fins, billets d’avion, mille et une nuits en hôtels de charme... Sauf que ça fait sept ans que ça dure cette histoire – et on n’a toujours rien vu ! Mon petit fonctionnaire s’arc-boute sur son trésor virtuel comme Harpagon sur sa cassette. Le pire c’est qu’il en accumule de plus en plus, des miles, à cause de son travail, et que les possibilités augmentent. J’en peux plus de saliver avec sa liste interminable des « on pourrait faire ça, maintenant... ou alors prendre ça... à moins que ce ne soit mieux là... » Sadique ! Pantouflard !

[Éliane, 35 ans, conseiller fiscal]

 

9) Ginette a une manie qui tue : elle exécute tous les soirs un petit tour de la maison, extérieur et intérieur, pour vérifier si tout est bien fermé ou attaché – grille du jardin, garage, cabane à outils, portes, fenêtres, moustiquaires, volets... Dans la maison c’est un parcours immuable et minuté – même la cage du canari y passe, et le frigo, et le micro-onde – il nous est arrivé une fois en dix-neuf ans de laisser la porte du congélateur ouverte, adieu les pizzas et bonjour l’inondation... Pendant ses pérégrinations je me morfonds dans le lit conjugal, les pieds gelés et la goutte au nez. Elle n’en a cure : « Goutte au nez vaut mieux que maison volée ! »

[Mario, 44 ans, policier]

 

10) Ce que me reproche mon mari ? Ce sont mes cheveux. J’avoue que j’y pense tout le temps et que je m’en occupe sans arrêt. Quarante centimètres de mèches rousses ça s’entretient, non ? Ils sont mon meilleur atout en société – c’est d’ailleurs comme ça que je l’ai séduit, le pauvre, à l’aide de ma cascade de feu, comme il me l’a susurré finement chez des amis... Je continue donc à leur consacrer du temps, à mes cheveux, on ne sait jamais que mon julot en pince un jour les blondes...

[Frédérique, 34 ans, comédienne]

 

11) Moi c’est à ma mère que je pense à propos de maniaquerie. Ses pots de confiture, notamment. À 82 ans sonnés elle continue d’en fabriquer pour toute la famille. Des tombereaux de fraises, des hectares d’abricots, des pyramides de sucre et de gelée partent chaque année par semi-remorques aux quatre coins de la Belgique. Chez mes frères et sœurs, notamment, et chez quelques amies. Qui, comme moi, s’étonnent à chaque fois des pots eux-même. C’est qu’elle récupère tout, ma mère, économie de guerre oblige : verres à moutarde, bocaux de cornichons, chopes de bière, potiches et récipients divers... Le tout fermé d’une bonne couche de paraffine blanche et pelucheuse. Une année, elle a même utilisé des vases récupérés chez un fleuriste... Allez, je t’adore, Maman, continue à nous surprendre !

[Marina, 44 ans, juriste]

 

12) Je souffre deux fois par an de tachycardie. Ça se passe les jours du changement d’heure. Mon mec se lève à l’aube et fait le tour des montres, pendulettes et horloges de la maison. Il y en a partout. Personne ne bouge pendant l’opération, même pas le poisson rouge. Interdit de toucher aux fragiles appareils de l’appartement : notre expert doit régler tout lui-même : le magnétoscope, le thermostat qui bascule, les ordis, la cuisinière-qui-donne-l’heure – il y en a pour vingt bonnes minutes. Marc ressemble à l’allumeur de réverbères du Petit Prince. Il est hirsute, concentré, investi d’une mission super-importante – sauver le monde, pas moins. Au dernier tic-tac synchrone il revient sur terre, sourit comme un chimpanzé et me serre dans ses bras (un peu trop fort, chaque fois) : « Ça y est chérie, j’en ai terminé, tout est réglé à la seconde ! – Même l’heure dans la voiture ? – Même l’heure dans la voiture ! » Je l’aime quand même mon allumeur hystérique. Surtout quand c’est fini...

[Évelyne, 31 ans, publicitaire]

 

13) Quand on revient de vacances, je mobilise tout de suite la grande table de la salle à manger. Car les albums photo, ça se prépare à l’avance. Même si lesdites photos ne sont pas encore développées. Je sors de ma valise tout ce que j’ai ramassé pendant le séjour : tickets de musée, brochures touristique, plans, notes de restaurant : ça va me servir pour l’album. Et comme les souvenirs sont encore frais, c’est le moment idéal pour étiqueter, légender, classer. Ma femme trouve que j’exagère. Elle me soupçonne même de ne partir en vacances que pour les albums ! Ma collectionnite de rognures d’ongle, comme elle dit, l’agace prodigieusement... Bon, ce n’est pas tout à fait faux – mais quand elle montre aux copines les photos-romans que son petit mari lui a concoctés, elle roule des mécaniques !

[Iwan, 36 ans, infographiste]

 

14) Zoé est une maniaque de la vaisselle, du rangement de la machine à laver ou de l’armoire à linge. Pour la vaisselle elle veut que les grandes assiettes soient en bas de la pile et les petites en haut. Moi je mets mon assiette préférée en haut de la pile – celle avec Babar qui fait du vélo –, ça l’énerve ! Pareil pour les couverts : Zoé place toujours dans la machine les grandes fourchettes tête en bas avec les petites cuillers tête en haut. C’est une question d’efficacité de lavage, paraît-il. Moi je mets les couverts comme ils se présentent, au fur et à mesure du repas – et ça la braque aussi ! Un truc qui m’énerve moi, en revanche, c’est qu’elle coupe toujours en deux le petit cube de détergent avant de fermer la porte. Elle prétend aussi que c’est une question d’efficacité de lavage. Je ne vois pas le rapport – mais gare à moi si j’oublie de faire pareil ! Je vais le lui faire bouffer, un jour, son bout de savon !

[Patricio, 27 ans, prof de maths]

 

15) Patricio n’a aucune maniaquerie. C’est bien dommage ! S’il pouvait arrêter de jeter par terre toutes ses fringues, par exemple, ça m’arrangerait ! Pareil pour la voiture, c’est un foutoir indescriptible, elle lui sert à la fois de salle à manger, de fumoir et de moyen de transport. C’est dur parfois – et ça fouette un max quand il oublie d’aérer. Il a déjà perdu un chat dans son capharnaüm, et une guitare électrique, et trois cents grammes de saucisson sec coupé fin. Sa voiture n’est même pas spécialement grande, c’est une vieille 2CV rafistolée ! Je ne vous dis pas non plus son bureau, près de la fenêtre : on dirait l’atelier de Francis Bacon, vingt centimètres de n’importe quoi stratifiés par terre, le génie en moins ! Range, mon chéri, range ! Deviens maniaque par pitié – et remets ton fichu Babar au milieu de la pile, juste au-dessus du Concombre Masqué, je te l’ai déjà dit cent fois !

[Zoé, 28 ans, libraire]

 

16) Mon mari est obsédé par deux choses : sa voiture et où la garer. Tous les soirs il tourne en rond dans le quartier pour trouver une « bonne » place. Une « bonne » place est une place bien éclairée – il faut donc trouver quelque chose à la verticale d’un lampadaire ou d’un néon. Mais ça ne suffit pas. Il faut aussi que les voitures qui l’encadrent soient à quarante centimètres au moins. Oui, une « bonne » place de parking est une « grande » place de parking. Pourquoi ? Parce qu’il a peur qu’on l’abîme, sa petite auto ! Il se lève d’ailleurs dix minutes plus tôt, tous les matins, pour inspecter la bête. A-t-elle bien dormi ? A-t-elle été cabossée par un sagouin ? Ou griffée par un futur condamné à mort ? – Sinon ça va, il est sympa, il revient toujours de son inspection avec des petits pains au chocolat...

[Sylvianne, 37 ans, médecin]

 

17) À cheval sur la langue française, moi ? Maniaque du synonyme ? chatouilleuse, chicaneuse, délicate, difficile, difficultueuse, ergoteuse, exigeante, formaliste, intraitable, irascible, jalouse, méticuleuse, minutieuse, ombrageuse, pointue, scrupuleuse, sourcilleuse, susceptible, tatillonne, vétilleuse ? Ça reste à prouver...

[Françoise, 44 ans, correctrice]

 

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