« Cauchemar All-in »

— une enquête de Noëlle Clou pour Gael

[Publiée en juin 2006, p.100]

 

 

 

Bienvenue à Ploucland – c’était écrit sur la face rubiconde du chef de cabine à l’embarquement du charter pour Antalya. Nous sommes à Zaventem, le jour ne se lève même pas et je viens de gagner un voyage « all-inclusive » d’une semaine sur la « riviera turque ». Riviera turque ? En réalité la charmante cité d’Antalya semble avoir déménagé dans l’extrême sud de la Bavière... Déjà que tout l’avion parle allemand, du pilote aux hôtesses en passant par mes deux voisines de 90 kilos. Ces dernières se sont probablement juré que je n’arriverais pas entière à destination – et vas-y les verres de bière renversés, les coups de coude dans l’estomac et les pages du Bild ouvertes en pleine figure... Restons zen.

 

Un séjour « all-inclusive » ? C’est la formule qui tue et cartonne dans le monde entier, le must des tour-opérateurs – plaisir d’offrir, joie de recevoir –, la certitude pour le client qu’il ne déboursera rien pendant une semaine, que tout sera gratuit, nourriture, boisson, attractions, jeunes russes et vieilles rombières, disco et danse du ventre – sans oublier les charmes de la population locale (50% de la Turquie a moins de 25 ans)... Les bars et les buffets seront ouverts 24h/24, toujours pleins, toujours renouvelés – un coin de paradis, une sorte d’éden d’avant la pomme et le serpent, le schisme des anges, Belzébuth narguant le Créateur... La plage livrera son sable fin, bien sûr, mêlé de porphyre clair, et chantera sous les caresses de la Méditerranée. Quant au soleil en surplomb de la Pamphylie, 320 jours par an, pas besoin de vous faire un dessin... (Ginette, je vois que la Pamphylie c’est l’ancien nom de la région – il y a eu des Grecs et des Romains par ici, sais-tu ? Et avant eux c’était les Zittites – c’est marqué ici... Dis, tu m’écoutes ?) Et moi, comment suis-je arrivée là ? En gagnant un concours lancé par deux Polonais aux dents longues : Markus et Lena ont repris et agrandi la boucherie de mon quartier – j’ai été tirée au sort... Mon compagnon s’est frotté les mains : « Pendant que tu t’éclates chez les Ottomans, ma poulette, moi je montrerai la Belgique aux jolies stagiaires du bureau ! »...

 

Voilà, il est dix heures et demie maintenant, on est levé depuis deux heures du mat’, le bus dégorge son flot de pingouins ébouriffés devant la réception. Une marée de valises brille au soleil, avance et vient encombrer le hall. La confusion est à son comble, les bras se tendent et les vacanciers s’énervent : « Alors, ma chambre, c’est quel numéro ? Où sont les clefs ? Zimmer ? Passeport ? » Une sorte de maréchal des logis en chef décide de pousser tout son monde vers le frühstück : « Schnell, noch zwanzig Minuten ! » C’est la ruée, la vie gratos vient de commencer, pourvu qu’il reste des saucisses !

 

« 412 euros TTC pour une semaine, avion compris, ils font comment ? » On s’en fout, Émile, ressers-toi ! T’as vu, y a des wienerschnitzel aujourd’hui, t’en veux trois ou quatre ? Pardon, madame, arrêtez de pousser, j’étais avant vous ! Ôtez votre coude, il est dans la mayonnaise ! – Et la place avec la paire de lunettes, là, c’est la mienne ! Oui, Popov, on a réservé tout ce coin-là – grouillez-vous les gars, y a l’Ukraine qui tente le hold-up du siècle sur les pizzas Bismarck ! C’est ma chaise, ça, touche pas, petit !... René, vise les calamars – dépêche !

 

L’usine à cholestérol déploie son hectare de table toutes pareilles. Ça hurle dès l’ouverture des portes. Le son crépite du pas cadencé des tongs, des mules cheapos et des baskets hors d’âge. Une nuée de sauterelles s’envole et se pose avec fracas sur les meilleures places : celles qui sont juste à côté des pyramides de barbaque. Il n’y a pas assez de tables dehors, tout le monde reste à l’intérieur. C’est la guerre.

 

On m’a baguée dès le premier instant. Un beau bracelet de plastique rose qui ne s’enlève qu’au démonte-pneu. C’est la preuve que je fais partie du gotha. Il est écrit : « Club Vacance Select Yongü Palas Sehr Schön ». Les vigiles chargés de s’assurer que personne ne pénètre ici par effraction ne cherchent que ça des yeux – avant de vous dire Guten Tag. Ce talisman, ce sésame, ce passe-partout c’est l’Armband – lequel vous transforme en totale ringarde dès que vous sortez du camp – pardon, de l’hôtel...

 

Je me suis installée dans ma chambre single, au troisième étage d’un bungalow donnant sur le club voisin, all-inclusive aussi. Club en construction accélérée, faut-il le préciser, c’est les trois-huit là-bas – je confirme à l’entrepreneur que son équipe de nuit met vraiment du cœur à l’ouvrage ! Ça scie, cloue, coupe et soude dans une joyeuse ambiance de fin du monde ! Car il faut ouvrir absolument en juillet, histoire que les capitaux d’outre-Rhin s’amortissent ! J’avais prévu le coup, heureusement, et ma boîte de boules Quiès trouve sa place sur la table de nuit – non, par terre, avec mon réveil et ma bouteille d’eau, car il n’y a pas de table de nuit, la chambre est trop petite... Enfin, la chambre... Chez nous ça s’appelle cellule – et encore, vous auriez la Ligue des droits de l’homme vite fait sur le dos ! Au plafond, à la verticale du lit, cinq pales de ventilateur me contemplent en rêvant de viande hachée – sauf qu’il est en panne, le mixer, et qu’on crève de chaud ici ! Alors je pars pour la piscine, en faisant un crochet par le club-house où l’on distribue les serviettes de plage gratuites. Pas de chance il n’y en plus – la dernière est partie à sept heures et demie ce matin, ma bonne dame, avec le dernier transat ! Décidément, dans all-inclusive tout est vraiment compris – surtout les emm... !

 

On va vers les dix heures du soir. Personne ne veut aller se coucher, il faut rentabiliser le séjour, si on allait voir en bas au Play World ? – Plutôt le plaies-World pour nos pékins : tout est payant, malgré la brochure : le bowling au format 1/3 construit pour des nains, le ping-pong aux raquettes rafistolées, les hurlements des jeux vidéo à sortir Atatürk de sa tombe... Même les postes Internet sont facturés un lingot d’or les dix minutes... C’est le temps qu’il m’a d’ailleurs fallu pour comprendre qu’il y a deux « i » sur les claviers d’ici – le « i » avec point qui est comme le nôtre, et celui sans point qui se prononce « eu », comme dans Topkapi/Topkapeu, le palais d’Istanbul bourré d’émeraudes...

 

Ceux qui sont aussi bourrés, ce sont les Cosaques – comme les appelle avec dédain notre groupe. Impossible d’approcher de l’un des huit bars du Club : ils sont tous pris d’assaut dès l’aube par un mélange de bateliers de la Volga, de troupes de Nicolas II et de fils arrogants de la nomenklatura moscovite. Ça met de l’ambiance, tous ces chants et tous ces torses nus, ça fait de jolis reflets toute cette sueur – mais bon, on aimerait goûter nous aussi à la vodka frelatée sans se faire baver sur l’épaule !

 

Car, oui, les alcools sont frelatés – ils ressemblent plus à du jus de topinambour additionné d’eau sucrée qu’à du malt de trente ans d’âge ! Alors pour se décoincer un peu il faut commencer tôt – et les bougres commencent très tôt ! Ceux qui aiment le raki, en revanche, affichent un sourire de bébé : ce pastis local vous fait une haleine de cheval très convenable – c’est comme à Marseille, dis !

 

Bref, après deux jours, le groupe tirait la gueule. Le rêve s’effilochait, le paradis sentait l’arnaque. Moi j’avais pris la tangente et choisi de m’intéresser au personnel, charmant, efficace, tiré à quatre épingles. J’ai décidé d’apprendre six mots de turc par jour avec Mourad, Hassan et Kemal – et me suis fait des amis pour la vie. J’avais ma table réservée, la 48, au meilleur endroit, près de la piscine ; mon transat m’attendait tous les matins avec une fleur d’oranger posée sur une serviette triple épaisseur ; on m’a même changé la chambre pour une mini-suite avec vue sur mer... Et puis j’ai loué une voiture et je me suis baladée sous l’arc du Taurus – Pergé, Termessos, Aspendos... pures merveilles. Je ne rentrais au Club qu’épisodiquement, secouant mon Armband au nez du poste de contrôle. Dans l’avion du retour j’étais la seule de bon poil, tout sourire dehors. Les autres, écrevisse, saturés de soleil, furieux des cinq kilos de mauvaise graisse qu’ils avaient pris, le front barré de migraines (les vins locaux à l’antigel ?), analysaient point par point la brochure du départ – en jurant, mais un peu tard, qu’on ne les y reprendrait plus (en Bavière)... Vive la Turquie, la vraie, et çok teşekkür ederim à tous !

 

 

© Noëlle Clou.

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