Éloge de l’amnésie ?

Une enquête de Noëlle Clou pour Gael

[Publication : décembre 2009, p.138]

 

 

On vous reproche d’être une « tête-en-l’air » qui oublie tout, tout le temps ? Voici Frédéric Nietzsche et Jorge Luis Borges qui volent à votre secours ! Le premier dit qu’il « est impossible de vivre sans oublier », le second imagine le personnage tragique d’Ireneo Funes, un homme souffrant d’hypermnésie : sa tête finit par exploser d’un trop-plein de souvenirs qu’il ne peut effacer. Oublier pour (sur)vivre ? Noëlle Clou a enquêté.

 

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Avec tout ce qu’on raconte sur Alzheimer, je teste ma mémoire sans arrêt, de peur que mon cerveau tourne au bloc de gélatine sans prévenir. Banque, ordi du bureau, Facebook, Amazon, alarme de la maison... – j’ai une quinzaine de codes et de mots de passe que je récite tous les matins devant le miroir, en me brossant les dents. À la moindre hésitation, je déglutis – et avale du dentifrice. Pas question pour moi de faire l’éloge de l’amnésie – vous avez déjà essayé l’Elmex sensitive extra-soft dans les bronches ?! Brâââhh !

[Alicia, 42 ans, prof de maths]

 

La vie est trop pourrie, je bois, je me saoule pour oublier, ça va mieux.

[Amy W., 27 ans, chanteuse]

 

Si, si, c’est très pratique de ne pas avoir de mémoire : on est bien avec tout le monde, on n’a même pas besoin de se réconcilier puisqu’on ne s’est jamais disputés !

[Bridget, 26 ans, maquilleuse de cinéma]

 

Jésus-Christ ? Je ne me souviens pas, ce n’est pas mon problème – et puis franchement, il n’est mort que trois jours !

[Ponce Pilate, 44 ans, préfet de Judée]

 

« Tout le monde savait que c’était impossible à faire. Puis un jour quelqu’un est arrivé qui ne le savait pas – et il l’a fait. »

[Winston Churchill, Nobel de littérature]

 

J’ai entendu Jean-Luc Godard dire : « La télévision fabrique de l’oubli. Le cinéma fabrique des souvenirs. » Je me suis demandé ce qui arrivait quand un film passe à la télé...

[Patricia, 30 ans, juriste]

 

« La différence entre les jeunes et les vieux, c’est que les vieux ont beaucoup plus de souvenirs et beaucoup moins de mémoire ! »

[Paul Ricœur, phénoménologue]

 

« Ce que j’ai dit à la juge de ligne? Pour être honnête, je ne m’en souviens pas. Mais je n’ai jamais été sanctionnée d’une faute de pied depuis le début de l’année ! »

[Serena William, 28 ans, après son match – perdu – contre Kim Clijsters à l’US Open 2009]

 

Mon histoire de mémoire préférée est celle-ci. C’était en 1988 à Val Thorens, on fêtait mon anniversaire avec quelques amis sur les pistes de ski. À midi, pause déjeuner en altitude, au soleil. Un Américain canon s’assied à côté de moi avec son plateau. On parle, on sympathise – et même un peu plus... Le dernier jour il me donne son adresse à New York. On s’embrasse et je le retrouve l’été suivant – il me loge dans son appartement de la 72e rue. On fait chambre à part, ça dure trois, quatre jours puis je n’en peux plus et je le rejoins dans son lit. Plan sexe d’enfer jusqu’à l’avion du retour – six jours et six nuits à hurler de bonheur, je n’aurai vu de la ville que ce que les fenêtres voulaient bien nous montrer, tellement ce fut bon, doux, chaud et violent à la fois. On se perd de vue gentiment, mariage pour les deux, déménagements, etc. L’été dernier je reçois un e-mail de lui : il a googlé mon nom et me propose un déjeuner en ville, pour le vendredi d’après, car il doit tourner une publicité à Bruxelles ! Stupeur et tremblement, je vais au rendez-vous le cœur en chamade (après avoir googlé son nom aussi et vu qu’il avait plutôt bien vieilli !) Je passe sur les détails, il était accompagné d’une partie de l’équipe, on a déjeuné au soleil et ri comme des bossus. Au moment de se séparer il s’approche de moi, me prend un peu à part et me demande (je traduis) : « Excuse-moi, Cathy, tu te souviens quand tu es venue chez moi à New York ? – Bah, oui, évidemment ! – Je me demandais, excuse-moi encore, mais... tu réponds si tu veux... mais... est-ce qu’on a fait l’amour, un soir, ou pas ? » Je suis restée K.O. debout une fraction de seconde puis j’ai bredouillé que oui, je pense, oui, c’est bien possible ! J’étais rouge de confusion, son assistante l’a appelé, ils devaient partir... On s’est serré dans les bras, promis de s’écrire, il a disparu... Six mois ont passé et je ne comprends toujours pas : comment a-t-il pu zapper ce qui fut pour moi un maelstrom inoubliable, un torrent de lave, une tempête force dix ? Mystère de l’amour, de la mémoire – et des garçons...

[Catherine, 44 ans, dentiste]

 

Il y a deux idées sur la mémoire que j’aime beaucoup – et qui se rejoignent (voir l’encadré rouge). La première est tirée du Phèdre de Platon : ce dernier prend position contre l’écriture, laquelle nuirait, selon lui, à la mémoire ; l’extrait de Michel Serres, le deuxième, va dans le même sens, mais de manière moins tragique : il voit la mémoire se développer hors du corps humain, de manière autonome. Les philosophes sont mon oxygène, mon pain, ma raison de vivre (et les jolies dames) !

[Raphaël E., 34 ans, professeur]

 

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« L’invention de l’écriture ne peut produire dans les âmes que l’oubli de ce qu’elles savent – en leur faisant négliger la mémoire. Parce qu’ils auront foi dans l’écriture, c’est par le dehors, par des empreintes étrangères, et non plus du dedans et du fond d’eux-mêmes, que les hommes chercheront à se ressouvenir. Tu as trouvé le moyen, non point d’enrichir la mémoire, mais de conserver les souvenirs qu’elle a. Tu donnes à tes disciples la présomption qu’ils ont la science, non la science elle-même. Quand ils auront, en effet, beaucoup appris sans maître, ils s’imagineront devenus très savants, et ils ne seront pour la plupart que des ignorants de commerce incommode, des savants imaginaires au lieu de vrais savants. »

[Platon, philosophe]

 

« En abandonnant la tradition orale pour la tradition écrite, nous recourons de moins en moins souvent à nos capacités mémorielles. Ainsi, contrairement à ce que l’on croit, la tradition orale serait, sur ce point, plus solide que la tradition écrite ! Dès lors que l’écriture fut inventée, la mémoire s’est trouvée soulagée d’un certain poids et l’écriture est devenue un objet. Avant l’imprimerie, un homme de culture qui souhaitait connaître Homère ou Plutarque devait apprendre leurs textes par cœur. L’imprimerie a supprimé cette nécessité et allège donc la mémoire. Car l’homme est un animal dont le corps fuit. Chaque fois qu’il invente un outil, l’organisme perd les fonctions qu’il “externalise” dans cet outil. L’homme a perdu la mémoire subjectivement, mais elle s’est objectivement externalisée. C’est ce qu’on pourrait appeler “l’exo-darwinisme de la technique”. »

[Michel Serres, 79 ans, épistémologue]

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Un type qui a des trous de mémoire, s’il oublie où ils sont, il risque de tomber dedans.

[Philippe Geluck]

 

Le bonheur, c’est avoir une bonne santé et une mauvaise mémoire.

[Ingrid Bergman, actrice suédoise]

 

Tout le monde se plaint de sa mémoire, et personne ne se plaint de son jugement.

[François, duc de La Rochefoucauld]

 

Un ancien ami philosophe m’a fait partager deux textes sur l’oubli que j’ai gardés – peut-être le reverrai-je un jour ? Le premier texte est de Nietzsche et affirme qu’il faut oublier pour agir. Il a bien raison, j’ai presque oublié mon ex-ami. Le second est de Margaret Mead, une anthropologue américaine, et date des années 1970 : il dit que les parents doivent oublier leur expérience, leur passé – et ne pas essayer de les transmettre aux enfants. Le mien a huit ans, il ne sera pas mannequin.

[Carla B.-S., 42 ans, dame de cour]

 

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« Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin non seulement de lumière, mais encore d’obscurité. Un homme, qui voudrait ne sentir que d’une façon purement historique, ressemblerait à quelqu’un que l’on aurait forcé de se priver de sommeil, ou bien à un animal qui serait condamné à ruminer sans cesse les mêmes aliments. Il est donc possible de vivre sans presque se souvenir, de vivre même heureux, à l’exemple de l’animal, mais il est absolument impossible de vivre sans oublier. Si je devais m’exprimer, sur ce sujet, d’une façon plus simple encore, je dirais : il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation. »

[Frédéric Nietzsche, philosophe]

 

« Dans le passé, il y avait toujours des aînés qui en savaient plus que n’importe quel enfant, du fait qu’ils avaient grandi à l’intérieur d’un système culturel. Aujourd’hui il n’y en a plus. Non seulement parce que les parents ne sont plus des guides, mais parce qu’il n’y a plus de guides – qu’on les cherche dans son propre pays ou à l’étranger. Aucun adulte d’aujourd’hui ne sait de notre monde ce qu’en savent les enfants qui y sont nés au cours des vingt dernières années. Nous devons maintenant travailler à la création de systèmes ouverts centrés sur l’avenir : les jeunes, libres d’agir de leur propre initiative, pourront conduire leurs aînés sur la voie de l’inconnu. »

[Margaret Mead, anthropologue]

---ENCADRÉ BLEU \OFF ----

 

Je n’ai pas la mémoire / De mes amours / Mon ange

J’ai perdu la mémoire / Et ça m’arrange.

Je n’ai pas la mémoire / De tes amours / Oh, mon ange

J’ai perdu la mémoire / Et ça m’arrange.

[Michel Sardou]

 

La mémoire est aussi menteuse que l’imagination – et bien plus dangereuse, avec ses petits airs studieux.

[Françoise Sagan, écrivain français]

 

Oublier, c’est tourner la page. Si je devais laisser les mauvais souvenirs s’accumuler, ma vie serait invivable. C’est à peine si je me souviens encore de Paul (qui m’a volé ma bagnole), de Jeannot (qui me doit deux cents euros), d’Éric (qui m’a piqué tout mon fric), de Raymond (qui m’a laissé ses champignons), de Bret (qui fumait ma moquette), de Pascal (toujours à l’hôpital), de Willem (qui m’a cassé mon GSM), d’Alex (qui n’aimait que le sax) et de Tristan (qui se trompait d’appartement). Personne n’a vu mon Arthur ? (disparu dans la nature).

[Charlotte, 33 ans, psychologue]

 

La déesse de la mémoire c’est Mnémosyne. Elle est fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre). On dit que Zeus a dormi avec elle neuf nuits durant – engendrant de ce fait les neuf muses, dont Mnémé, muse de la mémoire – on tourne un peu en rond. Une muse c’est ce qui inspire – et ça m’a inspiré, j’ai donné le nom de Mnémosyne à ma fille. C’est bizarre, personne n’arrive à retenir son nom.

[Thalie-Calliope, 29 ans, professeur de grec]

 

On dit que l’optimiste rit pour oublier et que le pessimiste oublie de rire ; eh bien moi je... zut, le téléphone, pardon ! Mes deux phrases préférées d’Oscar Wilde sur l’amnésie sont ici dessous (je crois) !

[Élisa, 34 ans, journaliste]

 

« Ce n’est qu’en ne payant pas ses factures qu’on peut espérer vivre dans la mémoire des commerçants. »

[Oscar Wilde]

 

« Je ne voyage jamais sans mes mémoires. Il faut toujours avoir quelque chose de sensationnel à lire dans le train. »

[Oscar Wilde]

 

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