Dimanche dernier, vers six heures du matin, voilà que ma mère se réveille un peu plus tôt que d’habitude. Elle vit seule, ou presque, dans sa grande maison qu’elle partage avec une bonne invisible et ravissante. Dimanche est jour de congé pour celle-ci, laquelle fait donc la grasse matinée sous les toits.

Ma mère est âgée de 88 ans, c’est un nombre qui porte bonheur en Chine mais difficile à vivre parfois, quand la santé s’en mêle. Or Jeanne est un roc, jamais malade, coquette (malgré la vue qui baisse), toujours à l’affût du monde comme il tourne. Elle pivote sur le lit, essaie de se lever, perd un peu l’équilibre, enfile ses pantoufles et tente d’ouvrir un rideau récalcitrant. C’est bizarre, elle n’y parvient pas – décide de prendre son petit-déjeuner malgré l’heure matinale, descend dans la cuisine via le grand escalier.

Thé, tartine – elle a du mal à déglutir, tousse un peu, remonte se coucher pour un instant, ça ira mieux après un rab de sommeil. À dix heures et demie, nouveau réveil, coup d’œil à la pendulette de son lit, étonnement : mais qu’est-ce que je fais encore là ?! Je dois préparer la maison pour les invités ! Car elle attend une dizaine de personnes, à midi, dont ses trois filles et son aîné, il faut s’y mettre... Vers une heure, une heure et quart, la famille au complet prend l’apéritif dans sa bibliothèque – et les enfants de se jeter des regards inquiets : il y a quelque chose qui ne tourne pas rond au royaume maternel, Jeanne est trop pâle, trop absente, et son allure qui hésite, on dirait qu’elle a bu... Non, mère a fait un AVC pendant la nuit, un accident vasculaire cérébral – ce que confirmeront les urgences où je la déposai peu après : « Pas d’affolement Madame, il n’y a pas d’hémorragie, c’est une thrombose légère, on s’occupe de vous, donnez-moi la carte d’assurance sociale... »

Nous sommes mercredi, Jeanne m’a fait rire tout à l’heure, elle m’explique que son visage, en fait, est à moitié paralysé – et la trachée aussi, on lui donne donc de l’eau « gélifiée » à la petite cuiller, ça goûte la menthe :

Le docteur est passé ce matin, il a voulu voir si j’avais fait des progrès, si j’articulais mieux : « Racontez-moi quelque chose, Madame Leclerc ! » – Quelque chose... oui, mais quoi ?! – « Le Petit chaperon rouge, par exemple, allez ! »

Eh bien, je me souvenais mal du Petit chaperon rouge, j’ai même mélangé un peu avec le Petit Poucet... Le docteur semblait content, il est sorti... Mais enfin, un loup qui sème des cailloux, je me demande ce qu’il a noté sur sa fiche !