Kevin et Janine sous l’applique

 

 

 

« Chérie, j’ai écrit un texte pour participer à une épreuve de composition française, tu veux le lire ? »

 

Kévin, trente ans tout ronds, écrivain public dans une ZUP (sa devise, pleine d’humour, je regarde sous les ZUP), Kévin donc se coltine dix heures par jour des lettres à la mairie, des suppliques aux propriétaires et des mots d’amour à Malika, jeune jeunesse du bloc Francis Ponge, accès 6. Il en a doucettement assez des épîtres, rêve de gloire sur vélin, d’énèreffe, de canapés mous à la télé genre machin de Minuit, quelque chose.

 

À la radio on cherchait des auteurs de nouvelles, il s’est dit pourquoi pas. Le voici devant Janine, sa femme, sa fmeuh, sa meuf aux clopes telle une Vierge aux Fleurs. Vierge qui aurait deux ou trois autres choses en tête, mais ok, ça va, j’écoute. Elle fait cheffe compta dans une boulangerie industrielle, leurs amis disent d’eux que Kévin c’est les lettres et Janine les chiffres. Elle ramène à la maison des histoires de bureau, lui tous les malheurs du monde. Ça ne les empêche pas d’être à la colle comme les deux voyelles au cœur de bœuf.

 

Kévin prévient : « C’est un peu indigeste, chérie, mais voilà, faut c’qui faut ! Ça s’appelle Le Jury ».

 

Janine décapsula une Tourtel, pensa qu’on pouvait en boire jusqu’au bout de l’ennui, replia ses longs tibias dans la chauffeuse et but sa première gorgée.

 

 

Le jury

 

 

Le texte avait divisé les membres du jury : quelques-uns estimaient que son style froid, maniéré, sa fiction évacuée presque, ses façons mode d’emploi n’avaient pas leur place là, dans un tel concours. D’autres, en revanche, soulignaient cette distance de l’œil, en faisaient leur tasse de thé, rameutant Georges Perec, Jules Verne, Mallarmé (?!) Un spécialiste objecta qu’une lecture du récit à haute voix semblait irréalisable, vu les notes touchant à la ponctuation. Quelqu’un prit alors la peine d’écarter les entrées (crevettes grises, tomates-mayonnaise, semis d’œufs mimosa sur pointes d’asperges), puis, adjurant les convives de tendre l’oreille, cambra le dos. Un silence relatif s’installa.

 

 

 

D’une mécanique à traiter les textes

 

 

, voici ce qu’il voit en baissant les yeux : deux mains qui volettent sur un clavier comportant cent deux touches dont certaines, en combinaison avec d’autres, remplissent plusieurs fonctions. Pour taper un mot, une note, une nouvelle, le pavé central de couleur blanche suffit largement (soit l’alphabet augmenté de quelques signes typographiques). Les touches de fonction F1 à F12, en haut, servent peu, comme le pavé numérique à droite ou la pyramide destinée au curseur (étrange boussole aplatie dont les quatre flèches viseraient autant de points cardinaux). Pareil pour la dizaine de touches grisâtres marquées, en anglais télégraphique : Esc – PrtSc – Scroll Lock – Pause – Insert – Home – PgUp – Delete – PgDn.

 

En haut à gauche de ce que l’on pourrait appeler désormais le pavé machine à écrire, prend place une curieuse touche portant un 3 dans sa moitié supérieure et un 2 de même taille juste en dessous. La simple pression de cette touche donne ceci : ². [Après avoir écrit la simple pression de cette touche donne ceci, ladite touche ne fut pas enfoncée, mais bien la touche deux-points, puis la barre d’espace, comme on pourra le constater ci-dessus ; ce n’est qu’ensuite, pour d’évidentes raisons de mise en pages, que fut frappée cette touche-exposant bizarre (car elle produit ça n en position majuscule — ce qui ne laisse pas d’étonner, on attendrait plutôt un petit 3 du genre cube 3, non ?)]. Jouxtant cette touche – et pourvu qu’on poursuive en majuscule –, on trouve le 1, puis le 2, puis le 3, etc., jusqu’au 0 (qui est un zéro et non un O), puis le symbole du degré ° (est-ce le symbole du degré ?), lequel permet par exemple d’écrire primo 1°, secundo 2°, tertio 3°, in-octavo in-8°, etc.

Cette première rangée se termine (en majuscule toujours) par le trait de soulignement « _ » (dit-on plutôt soulignage ?), suivi d’une touche grise portant une flèche noire tournée vers la gauche : sa mise en œuvre permet d’effacer le caractère précédant le curseur, comme cec .

 

Si l’on choisit de taper la première ligne du clavier en minuscule on trouvera sous le 1 le signe « & », qui est une esperluette, sous le 2 le e accent aigu « é », sous le 3 le guillemet anglais «  » (ou « ” » selon qu’on ouvre ou ferme la citation), sous le 4 l’apostrophe « ’ », sous le 5 la parenthèse ouvrante « ( », sous le 6 le symbole du paragraphe « § », sous le 7 le e accent grave « è », sous le 8 le point d’exclamation « ! », sous le 9 le c cédille « ç », sous le 0 le a accent grave « à », sous le symbole ° la parenthèse fermante « ) ». Vient enfin le tiret « - », curieusement placé sous la marque à souligner, et non au-dessus (alors que la pratique naturelle de ces deux signes plaiderait pour une inversion haut/bas des gravures). [Il se révèle d’ailleurs à l’usage que cette touche, confondant en un seul symbole le trait d’union, le signe moins et le tiret (trois choses différentes pourtant), ne réponde pas toujours au souci du scripteur — tiens, quel horrible mot !]

 

Survient alors en deuxième ligne, et à gauche toute, un gros pictogramme gris (du même gris que les dix touches anglo-télégraphiques décrites plus haut), figurant deux flèches tête-bêche allant buter chacune sur un petit trait vertical ; c’est par là que passent les tabulations, dont l’emploi pourra rebuter l’un ou l’autre. Entre en scène enfin le célèbre AZERTY qui appuie son UIOP contre une touche compliquée, située tout à droite : celle qui commande l’accent circonflexe (en frappe minuscule) « ^ », et le tréma « ¨ » (en frappe majuscule). Compliquée parce qu’il faut d’abord appeler cet umlaut ou ce chapeau sans résultat apparent à l’écran, puis la voyelle souhaitée, ce qui n’est pas sans produire parfois quelque indécision (a-t-il été dit qu’il y avait un écran ?). À droite de cette touche, une autre, portant deux symboles : en position minuscule un S barré verticalement qui évoque le dollar américain « $ », en frappe majuscule la petite étoile à cinq branches de l’astérisque « * ».

Ainsi atteint-on le bord droit, qu’occupe la touche retour-chariot, c’est la plus large du pavé machine à écrire, elle permet d’aller à la ligne comme illustré deux fois ici :

 

La rangée suivante commence par « Shift Lock », couple de mots qui bloque le clavier en frappe majuscule. Suit une flopée de consonnes : QSDFGHJKL et M qui butent contre le symbole du pourcentage « % » en haut, et du u accentué « ù » en bas. Cet alignement se termine par la touche la moins employée, celle des symboles « £ » (livre sterling ou lire italienne, qui sait) et « µ » (la lettre grecque mu ?).

 

La dernière rangée s’encadre avec force de deux flèches épaisses pointant toutes deux vers le haut : elles servent à frapper en majuscule de manière intermittente. Entre ces deux flèches, et commençant par la gauche, on trouve la touche portant les symboles « < » et « > » (comment les décrire, chevron ouvrant et chevron fermant ?), puis les lettres WXCVB et N, cette dernière terminant ici l’alphabet.

Trois touches de ponctuation parachèvent presque le pavé : la première est celle portant la virgule « , », en frappe minuscule, et le point d’interrogation « ? » en majuscule. [La ponctuation de la phrase précédente mérite-t-elle qu’on y revienne ? Ce qui suit le mot virgule est un guillemet ouvrant, puis une image de virgule, puis un guillemet fermant, puis une virgule « vraie ». Ces contorsions typographiques s’expliquent par la difficulté à mettre ici en évidence certains signes — et plus spécialement parce que le clavier dépeint est exactement celui ayant servi à sa description]. On trouve enfin, selon le même protocole minuscule/majuscule, le point-virgule « ; » et le point « . », le deux-points « : » et la barre oblique « / ».

La dernière touche (avant la flèche droite des majuscules intermittentes) semble réservée à l’écriture des équations : on y lit en bas le symbole mathématique égale « = » et en haut le symbole plus « + ».

 

La longue barre d’espace, elle, venant comme un socle sous toutes ces rangées, permet de répartir les blancs «   » nécessaires. Et l’on terminera par l’évocation des quatre dernières touches, qui enserrent cette barre d’espace comme autant d’épaulettes : les plus extrêmes portent le mot anglais « Control », les autres portent les mentions « Alt » et « Alt Gr ». Elles donnent accès aux menus des fenêtres du logiciel de traitement de texte et ne sont donc pas nécessaires, stricto sensu, à la frappe du document.

 

L’une des mains cesse de pianoter parfois, pour se poser sur un gros bloc de plastique. Court alors sur la page un petit carré clair : c’est la souris, accessoire étrange dont le fil serait la queue.

 

Il arrive, selon la lumière, qu’un reflet de soi se superpose tel un voile aux signes de l’écran.

 

Plus personne n’écoutait. Quelques membres fixaient leur montre : où irions-nous prendre le café ? Le président leva la séance, mit en garde les tympans des sociétaires, premier jeudi oblige, l’essai des alarmes incendie ne va pas tarder. Puis le courant fut coupé et le texte s’effaça des mémoires.

 

Janine n’osa pas employer le mot emmerdant. Indigeste, en revanche, lui paraissait faible. Au regard interrogateur de Kévin elle répondit : « C’est vraiment bien ! Ça nous change des cartes d’identité perdues et du cours des céréales ! »

 

Kévin expliqua tout, même ce qu’on avait compris, demanda si le mot soulignage ne choquait pas trop, si l’histoire des virgules vraies était intelligible, d’autres choses encore. Janine réfléchissait à l’Aspartame : est-ce que ce serait-il cancérigène ? Elle posa sa bouteille, déplia ses baguettes bronzées à la lampe et remit le son du Club de la Presse.

 

Kévin et elle collèrent vingt-cinq minutes durant étiquettes, timbres et enveloppes.

 

Personne n’accusa réception de l’envoi.

 

Kévin ne réussit même pas à se mettre en rapport avec les organisateurs.

 

Il s’en ouvrit à sa femme, des jours plus tard.

 

Elle ne fut pas trop étonnée — mais ne manifesta rien : « C’est la vie, mon amour ! Essaie autre chose, l’auto-description d’un stylo, par exemple ! »

 

Kévin ne perçut pas l’ironie, trouva l’idée bonne et réfléchit à la Vue de Raymond Roussel.

 

C’est reparti comme en quarante, songea notre héros retour à son parallélépipède à tiroirs. Ils lui trouvent quoi, au juste, à la gamine du Francis Ponge ?

 

Chère mademoiselle Malika, vos cheveux sont des cygnes noirs au duvet délicat. Je prends aujourd’hui ma plus belle plume...

 

 

__________

 

Retour à la page d’accueil du site ? Ici.