Le restaurant new-yorkais

(& la ligne de flottaison)

 

Bonjour à tous,

Je voulais partager avec vous pour Noël un petit domaine de recherche récent, exploré avec mon ami Jean-Marc Falcoz. C’est celui des suites mathématiques qui jouent avec la « ligne de flottaison ».

 

Voici selon nous la plus belle (graphiquement) de ces suites – baptisée La Moirée (n’est pas en noir ici, mais en bleu ;-)

 

 

Pour expliquer d’où vient ce graphe de 5000 termes, faisons appel à la métaphore du « restaurant new-yorkais ».

 

Dans ce restaurant (très couru par les mathématiciens) se présente ce soir-là Monsieur Zéro – suivi de tous la bande des entiers naturels. Ultra-bien sapés (surtout 31), ces derniers forment une file bien sage où l’on attend son tour afin d’être placé à l’intérieur.

 

L’hôtesse laisse donc entrer Monsieur 0, lequel lui glisse un mot à l’oreille avant d’aller s’asseoir à la meilleure table.

 

SweetJi (c’est le nom de l’hôtesse) s’adresse alors à la file conduite par 1 : « On vient de me communiquer la règle du jour : les premiers s’ajoutent et les non-premiers se retranchent – avec interdiction de passer sous zéro ! Monsieur 1 vous patientez et Madame 2 vous pouvez entrer ! »

 

La suite J que nous allons construire est celle de la « jauge » de la salle, laquelle varie avec l’entrée de chaque nouveau client. Cette jauge s’affiche sur un écran discret, au-dessus de la porte du restaurant.

 

La jauge est à « 0 » avec l’entrée de 0 :

 

J= 0,...

 

On ne fait pas entrer 1 car ce non-premier devrait être retranché à la jauge, mettant celle-ci en négatif, ce qui n’est pas autorisé. On fait donc entrer 2, qui est un nombre premier (que l’on ajoute), et la jauge affiche « 2 » :

 

J= 0, 2,...

 

L’hôtesse se tourne vers la file et dit au nombre 1, toujours en tête, qu’il peut entrer à présent ; on retranche 1 :

 

J= 0, 2, 1,...

 

Le nombre 3, premier, affiche un petit sourire et va s’asseoir sans attendre le signal de SweetJi. On l’ajoute :

 

J= 0, 2, 1, 4,...

 

L’entier 4 (très élégant, tiré à quatre épingles) piaffe. Il sait qu’il va pouvoir entrer de justesse car il ramènera la jauge à zéro, exactement sur la « ligne de flottaison », sans passer dessous. L’hôtesse le lui confirme et s’écarte pour lui :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0,...

 

Le nombre 5, premier, entre sans souci et fait remonter la jauge de 5 unités :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5,...

 

Madame 6 voit qu’elle ne sera pas admise immédiatement et râle un peu. D’autant que 7 joue des coudes pour la dépasser. Et comme 7 est un nombre premier, on l’ajoute :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12,...

 

Madame 6, dont c’est maintenant l’heure de gloire, se prend en selfie avec SweetLi. « On avance ! », crie la foule – et 6 finit par entrer, tout sourire. La jauge baisse :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12, 6,...

 

Monsieur 8 (lunettes de soleil, très chic) comprend qu’il devra patienter – et pas seulement lui, car Messieurs 9 et 10 mettraient aussi la jauge dans le rouge s’ils entraient maintenant. C’est donc au tour de Madame 11 (la célèbre footballeuse) de passer. On ajoute :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12, 6, 17,...

 

Le nombre 8 soupire et pénètre dans le restaurant après 11 : « J’ai failli attendre ! » On le soustrait :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12, 6, 17, 9,...

 

De même pour 9, lequel se glisse de justesse dans la salle, remettant la jauge à zéro :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12, 6, 17, 9, 0,...

 

SweetJi bloque les ravissantes 10 et 12, désormais en tête de liste, qui font le forcing pour passer : « Pas encore, Mesdemoiselles, attendez un peu, on risquerait de couler ! » En effet, si 10 ou 12 devaient entrer maintenant, la jauge passerait sous zéro – ce qui est interdit.

SweetJi se dresse sur la pointe des pieds en cherchant des yeux Madame 13 : « Entrez, Madame 13, c’est à vous ! » Et 13 (la chanceuse !) de s’avancer – assez fière de dépasser 10 et 12 qui rongent leur frein...

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12, 6, 17, 9, 0, 13,...

 

 « Mademoiselle 10, c’est à vous maintenant ! » dit l’hôtesse copurchic en rajustant son oreillette, enchantée par ce début de soirée qui avance sans heurts. On soustrait :

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12, 6, 17, 9, 0, 13, 3,...

 

Mademoiselle 12 croit que c’est son tour mais SweetJi la retient : « Pas encore ma jolie ! Regarde la jauge, tu vois bien que tu la ferais passer sous zéro ! » La file des invités comprend alors que le nombre qui s’affiche au-dessus de l’entrée est celui de l’état de la salle (c’est le dernier terme de J, soit « 3 » pour l’instant) ; l’entrée de 12 pousserait donc le compteur vers moins 9, ce qui n’est pas possible...

Messieurs 14, 15 et 16, placés derrière 12, saisissent alors qu’ils ne pourront pas entrer tout de suite ; le groupe s’écarte donc pour Madame 17 et lui prodigue des courbettes exagérées : « À vous Madame ! » Et voilà 17 qui fait remonter d’un coup la jauge jusqu’à 20...

 

J= 0, 2, 1, 4, 0, 5, 12, 6, 17, 9, 0, 13, 3, 20,... etc.

 

Le mécanisme est simple – il peut être illustré comme ci-après, avec les entrées successives des n marquées en jaune et l’état de la jauge J, juste avant cette entrée, affiché dessous :

 

n = 0+2-1+3-4+5 +7-6+11-8-9+13-10+17-12+19-14+23-15-16...

J = 0 2 1 4 0 5 12 6 17 9 0 13  3 20  8 27 13 36 21  5...

 

Le graphe affiche la valeur de la fonction J pour les 5000 premiers n. Il sera bientôt proposé à l’OEIS. Magnifique, non ? Merci Jean-Marc !

à+

É.