"J’ai vidé tout le chariot"

Le Monde.fr | 28.05.2013 à 11h47 • Mis à jour le 31.05.2013 à 14h50

Par Yannick Noah

Mardi 24 mai 1983, 1er tour à Roland-Garros face au Suédois Anders Järryd (86e) : 6-1, 6-0, 6-2.

Mardi 24 mai 1983, court n° 1, 1er tour, Noah bat Jarryd : 6/1, 6/0, 6/2, en 1 h 21

"Pour le tournoi, le Coq m’avait préparé une série de tenues avec plusieurs couleurs. Ma préférée, c’est la jaune, avec le petit liséré sur le short. C’est mon habit de lumière. Quand je l’enfile, je suis au top. Du coup, je la garde pour les gros matchs. Pour commencer, je prends une tenue un peu naze, la bleue. C’est le premier tour, je joue sur le court n° 1 et j’aime pas le court n° 1.Trop petit. Je voulais qu’il y ait du monde à chaque match, et là, c’est le bordel, il y a plein de gens dehors.

Quand j’entre sur le court, je suis quand même gonflé à bloc. Je marche vite. Je n’ai pas de doute. Je venais de gagner à Hambourg et Madrid et, en voyant mon tableau, je me dis : ‘Je pense que je peux gagner.’ Järryd était l’un des rares Suédois pas bons sur terre. Järryd, c’était une petite cylindrée, une 175 centimètre cube. Moi, j’étais plutôt une Kawa 500. Je lui mets une branlée : 6-1, 6-0, 6-2. Le match a duré une heure vingt. J’ai les boules parce que j’ai six vitesses et je n’ai pas passé la quatrième. Je suis frustré, j’ai l’impression d’avoir passé mon temps à demander des balles aux ramasseurs, alors que je voulais montrer que je pouvais faire un smash qui passe par-dessus le terrain.

Après le match, il faut encore que j’aille taper des balles. Je pars aussi courir dans le bois. Je dois évacuer, sinon, je ne dors pas. Trois jours avant le début du tournoi, je ne parviens déjà pas à dormir plus de cinq heures par nuit. J’arrive sur le premier match, je suis une pile électrique, je n’en peux plus d’attendre, je suis prêt à en découdre. J’étais en pleine forme. Pour préparer Roland, avec Patrice [Hagelaueur, son entraîneur], on avait choisi un petit club, le Tennis Club de La Rochette, trois courts à côté d’une cité de Melun. On ne voulait pas être emmerdé. On a bâché tout le court, personne ne venait nous regarder. Aucun spectateur, juste la dame qui s’occupait du club avec son mari, et des fois quelques membres.

Patrice, c’était un entraîneur très dur. Ses séances étaient physiquement très éprouvantes. Avec lui, tu étais tout le temps au taquet. Je me souviens avoir fait la plus belle séance d’entraînement de ma vie. Il m’envoyait des balles gauche, droite, gauche, droite, amortie, lob, amortie, lob, gauche, droite, gauche, droite, amortie, lob, amortie, lob, gauche, droite, gauche, droite, amortie, lob... Je ne sais pas combien de balles peut contenir un chariot de supermarché, mais ce jour-là, j’ai vidé tout le chariot. Sans m’arrêter. Je l’ai fait une fois dans ma vie et c’était le jeudi avant le premier tour.

Quinze jours avant, j’ai aussi fait une émission de télé. "Formule 1", elle s’appelait. J’ai vécu un rêve de môme : chanter. J’avais fait toute une émission où j’avais déconné avec Michel Leeb, interviewé Kate Bush et chanté avec Hervé Cristiani. L’émission était passée juste avant le tournoi. Et ça, ça m’avait donné un coup de boost incroyable. Tout d’un coup, j’avais un truc en plus par rapport aux autres gars qui arrivaient en chemise blanche, le col fermé jusqu’en haut.

Moi, je débarquais avec mes dreads, j’avais chanté, j’étais passé à la télé, c’était carrément cool. Ça m’a donné confiance en moi. Parce qu’il ne faut pas se mentir, tu as quand même un peu la trouille quand tu es sur le court. Le moment le plus dur, c’est quand, entre les points, tu demandes la balle aux ramasseurs. A ce moment précis, tu sens que tout le monde regarde ta gueule. Tu te retrouves un peu à poil. Et à l’époque, en plus, on avait des espèces de petits shorts moulants... Tu es obligé d’avoir une protection, c’est pour ça que la plupart des joueurs ont des tics. Moi, la semaine d’avant, j’avais trouvé plein de poignets Bob Marley aux puces. La classe. J’étais rasta."

 

"Je prends la place du play-boy au diamant"

LE MONDE | 30.05.2013 à 13h23 • Mis à jour le 31.05.2013 à 12h26

Par Yannick Noah

le jeudi 26 mai 1983, Yannick Noah bat le Paraguayen Victor Pecci(46e) en trois sets (6-4, 6-3, 6-3) à Roland-Garros.

Jeudi 26  mai 1983, court Central , 2e  tour, Noah bat le Paraguayen Victor Pecci (46e ): 6/4, 6/3, 6/3, en 1 h 50

Pour le deuxième match, je suis sur le Central. Et ce qui m’emmerde, c’est que Pecci, c’est l’idole de toutes les Parisiennes. Pecci, c’est le sex-symbol. Il a un petit diamant à l’oreille. C’est "l’homme au diamant". Quatre ans avant, il a perdu contre Borg en finale. Dans les années 1970, 1980, tout le monde est habillé en blanc, avec les cheveux courts. Et là, tout d’un coup, il y a une génération de mecs qui débarquent avec les cheveux longs et les bandeaux comme Borg et Vilas. C’est la révolution.

C’est la première fois qu’il y a des minettes qui viennent regarder les matchs. Parce que le public de Roland, à l’époque, c’était encore et surtout les gens du quartier. Et là, tout d’un coup, parce qu’il y a des mecs aux cheveux longs et Pecci qui va en finale avec son diamant, y a une espèce de vague populaire qui déferle sur Roland. A chaque tour, c’est l’aventure Pecci : l’homme au diamant, le play-boy du Paraguay, il va chez Castel, et patati et patata. Ça me gonflait, parce que, forcément, je voulais que ce soit moi. J’étais un peu jaloux.

En plus, Pecci, il m’avait battu en quarts, deux ans plus tôt. Je voulais ma revanche. Pendant l’échauffement, j’ai un moment de panique. Quand tu t’échauffes au filet, normalement, tu te mets à peu près sur la ligne du carré de service, voire un mètre devant. Et lui, se met beaucoup plus près, entre le filet et la ligne. Tout d’un coup, j’ai un coup de flip. Pecci, il était massif, il était plus grand que moi, plus costaud... "Mais comment je vais le passer, ce mec ?" A cette époque, j’avais une copine, Gil, une Américaine. Elle venait à tous les matchs. Mais ma motivation, c’était de lui piquer ses gonzesses. Je me dis, putain, je vais battre le play-boy.

MES FAUSSES DREADS

Le diamant dans l’oreille, c’était sa marque de fabrique. Mais moi aussi, j’avais mon look. J’avais mes dreads. Tout le monde croit que c’était des vraies, mais c’était des fausses. En fait, tout est parti d’une déconnade.

Trois jours avant la demi-finale de Coupe Davis 1982 contre la Nouvelle-Zélande, ma soeur m’annonce qu’elle va se marier. Je crois à une blague. Elle a 21 ans et elle me dit qu’elle va se marier avec un joueur de tennis ! Alors je décide d’y aller vaguement déguisé. Je vais dans un salon de coiffure, rue Saint-Maur, et je leur demande de me mettre des fausses dreads, en laine. Il faut trois heures pour poser le bordel. Je vais au mariage, ça rigole bien. Mais je n’ai pas réalisé que, le lendemain matin, on part en stage. Et surtout qu’il faut aussi trois heures pour les enlever. Je n’ai pas le temps et je me retrouve au premier jour du stage à Aix, avec mes fausses dreads en laine. Le lendemain, je lis dans le journal que j’ai voulu affirmer mes racines avec une coupe afro. Je me dis, putain, c’est cool ça, allez, youpi !

Et je débarque à Roland avec mes dreads. Et Pecci, c’est trois sets, c’est une branlée (6-4, 6-3, 6-3). Y a pas eu de match. On a un peu le même jeu avec Pecci, mais je joue un peu mieux. Meilleur service, meilleure seconde balle. Je suis en pleine forme, il est un peu sur le déclin.

Je le bats. Je prends sa place, je prends l’énergie, je prends l’espace. A ce moment-là, c’est moi le héros. Tu écrases l’autre de par ta présence, de par ton attitude, de par ton look. Et Pecci, en fait, à part son diamant dans l’oreille, il était pas super-looké. Et en plus, je suis sûr qu’il avait les pompes pleines de terre battue quand il arrive sur le court. Or la moindre des choses, quand tu rentres sur le Central, c’est d’avoir des pompes propres."

 

"Son jeu me stresse, son look me stresse"

LE MONDE | 03.06.2013 à 10h54 • Mis à jour le 03.06.2013 à 16h27

Par Yannick Noah

Noah contre Pat Dupré, en 1983 à Roland-Garros.

Vendredi 27 mai 1983, court Central, 3e tour, Noah bat Dupré : 7/5, 7/6, 6/2, en 2 h 29

Troisième match

"Quand j’ai réalisé au tirage au sort que j’avais Pat Dupré dans mon tableau, je n’ai pu m’empêcher de me marrer en repensant à cette histoire. Un an avant notre confrontation à Roland-Garros, je suis au Spectrum de Philadelphie, le seul tournoi organisé dans une salle de basket. Un matin, je m’entraîne de 8 à 9 avec Thierry Tulasne, sur un terrain qu’on partage avec Pat Dupré et un autre joueur américain.

L’entraînement se termine, on sort du court tous ensemble, et au moment où on s’engage dans le couloir qui nous mène aux vestiaires, la femme de Pat Dupré arrive. Une espèce de bombasse américaine, plus grande que lui, une sorte de Farrah Fawcett, avec de longs cheveux bouclés. Et elle arrive avec un énorme manteau de fourrure.

Lui, c’était un mec assez près de ses sous. Et ce jour-là, il s’était levé à 6 h 30 du matin pour aller à l’entraînement, il était venu bosser de 8 à 9, et voilà que sa femme débarque après une matinée de shopping, avec un manteau de fourrure extravagant. Tout à coup, il lui balance : "What is that ?" Elle lui renvoie : "Y avait des bons prix, c’était les soldes, je l’ai eu pour pas cher." Lui, ne lâche pas : "Combien ?" Et là, elle lui annonce un prix de malade, genre 4 000 dollars.

Dupré rentre dans le vestiaire. Il s’assoit. Il enlève ses pompes. Il se prend le visage dans les mains. Il ne bouge plus. Le tournoi n’avait pas encore commencé, tous les joueurs se trouvaient à l’intérieur du vestiaire. Et là, Dupré prend une raquette entre ses deux mains, et crac ! Il l’explose avec son pied. Il prend une autre raquette. Crac ! Et à chaque raquette qu’il explose, il gueule : "Fuck !" Il prend une autre raquette : "Fuck !" Il a cassé quatre raquettes comme ça. Avec "Tutu", on se roulait par terre, on était morts de rire.

C’est pas que je repense à cette histoire quand j’entre sur le court pour ce 3e match, mais bon... En fait, je n’imaginais pas que Dupré arriverait jusque-là. C’est un joueur de surface rapide, qui joue à plat. Il peut avoir des bonnes périodes, mais c’est le genre de gars qui ne sait pas jouer sur terre.

EN DESSOUS DE LA CEINTURE

Alors j’arrive détendu. Un petit peu trop. Et je commence hyper mal le match. J’essaie de jouer en force, mais je me prends un break d’entrée, puis un deuxième. Je suis mené 4-0, puis 5-1. Balle de set Dupré. Je serre le jeu, je sauve la balle de set, je relâche un peu, et ensuite, je déroule. Ce match est une alerte : je suis mené au premier set, et on joue un tie-break dans le second... Je gagne 7-5, 7-6, 6-2, mais ça aurait pu très mal se goupiller, en fait.

Je passe en huitième. J’ai fait trois matchs sans puiser dans mes réserves physiques. L’objectif est atteint, mais je ne suis pas content. Parce que techniquement, ce n’était pas terrible. C’est mon mauvais match du tournoi. Je suis coincé, je n’arrive pas à me libérer, je n’arrive pas à jouer les coups qui me plaisent. Moi, ce que j’aime, ce sont les balles au-dessus de la ceinture. Et Dupré, il joue tout en dessous de la ceinture.

Tout ce qui était à niveau d’épaule, ou au-dessus, je déchirais. Mais j’avais du mal avec les joueurs qui mettaient des balles rasantes, à 1 centimètre au-dessus de la bande du filet. Ça m’obligeait à jouer au niveau des genoux, et pour ça, je n’étais pas bon. C’est pour ça que j’avais beaucoup de mal contre Connors.

Dupré prenait la balle tôt, c’était une espèce de joueur mécanique américain, typiquement le genre d’adversaire qui me fait chier. Son jeu me stresse. Son look me stresse aussi. Il a un look naze, il louche, et il m’énerve, parce qu’il est chez Le Coq, comme moi. Et ce con, pour notre match, il met la tenue jaune, ma préférée, ma tenue de gala ! Je ne me souviens plus exactement, mais à tous les coups, en plus, il était arrivé sur le court avec des pompes sales."

 

"Le service parfait du ‘Technicorama’"

LE MONDE | 03.06.2013 à 19h10 • Mis à jour le 04.06.2013 à 12h41

Par Yannick Noah

Le 29 mai 1983, Yannick Noah bat l'Australien John Alexander (6-2, 7-6, 6-1) en huitièmes de finale à Roland-Garros.

Dimanche 29 mai 1983, court Central, 1/8e de finale, Noah bat l'Australien John Alexander : 6/2, 7/6, 6/1, en 1 h 54

Quatrième match

"Si la logique du classement avait été respectée, j’aurais dû jouer mon huitième de finale contre Vitas Gerulaitis. L’Américain était 9e mondial. Mais en 1983, Gerulaitis était sur le déclin. Il n’était plus vraiment dangereux, et encore moins sur terre battue.

Mais ça m’aurait emmerdé de jouer contre lui, j’aurais eu des nœuds dans la tête. Car "Geru", c’était mon idole. C’est un mec que j’admirais, et en plus il était sympa avec les jeunes, les petits nouveaux. En fait, tout le monde aimait "Geru" dans le vestiaire. C’est le premier joueur rock’n’roll. Et le dernier. Il jouait bien de la guitare, il faisait la fête pendant les tournois, alors que nous, on se faisait chier à se coucher tôt et à bouffer des céréales. Et à la fin, il nous mettait une raclée.

A l’US Open, on est tous au même hôtel à Manhattan, et des navettes nous emmènent à Flushing Meadows pour les matchs. Un jour, le bus arrive sur le parking, je sors, et là, je vois "Geru" qui débarque pour son match, en tenue, prêt à jouer, dans une Rolls décapotable jaune d’oeuf, entouré de quatre avions, quatre bombasses. Vitas Gerulaitis ! C’est la plus belle arrivée que j’aie vue de ma vie. Toi, tu arrives dans ton bus, un peu merdeux. C’est lui le champion. La classe.

Mais cette année-là, "Geru" se fait sortir au premier tour à Roland et je me retrouve face à John Alexander, un Australien de 31 ans. Moi, j’en ai 23. Alexander, c’est pas vraiment Gerulaitis. C’est plutôt le tennis vieille école : un joueur très élégant, très chic, avec une prestance.

Je me souviens que, dans la revue Tennis de France, il y avait une rubrique qui s’appelait le "Technicorama", de Gil de Kermadec, un cinéaste amoureux du tennis, qui a aussi été directeur technique national à la fédération. Tu dépliais le journal sur quatre pages, et là, on t’expliquait le coup d’un champion, image par image. Quand j’avais 12 ans, au Cameroun, j’avais un exemplaire de Tennis de France, avec un dossier sur les espoirs du tennis australiens et américains. Et le "Technicorama", c’était des photos en noir et blanc du service de John Alexander. Pour Gil, c’était la perfection technique. J’ai passé des heures à étudier le bordel. C’était monstrueux.

BOUGIES ENCRASSÉES

Du coup, le jour du match, je suis en admiration devant le mec. Mais je fais le mariole, je fais semblant de ne pas le calculer. C’est marrant, parce que j’ai de l’admiration pour lui, et en même temps je n’ai aucune inquiétude. Il est costaud, c’est un très bon serveur, un très bon joueur de surface rapide. Mais, comme tous les Australiens à l’époque, qui jouaient tout le temps sur herbe, il ne savait pas jouer sur terre battue. Il a un très joli jeu, très académique, mais il est assez lourd et a beaucoup de difficulté à glisser sur la terre. Sur son revers, il y arrive, mais pas sur son coup droit. Donc je ne joue que sur son coup droit. Et, comme c’est un joueur assez prévisible, je me régale. Il y a eu un set accroché, et j’ai un peu mal au dos, une espèce de mini-sciatique à cause d’un faux mouvement que j’avais fait plus tôt dans le tournoi, mais sinon, c’est un match tranquille.

Après la rencontre, je file à La Croix-Catelan, où on avait un court à nous, préparé par le même mec qu’à Roland. Je continue à jouer avec Patrice Hagelauer, mon entraîneur. Plus pour évacuer le stress que pour m’entraîner. Je suis conditionné pour faire des matchs de quatre heures, et là, ils ont duré une heure et quart, une heure vingt, deux heures maximum. Les bougies sont encore encrassées, je n’ai pas encore fait tourner le moteur à fond. Järryd était un joueur de double, Pecci était en fin de parcours, Dupré et Alexander n’étaient pas bons sur terre battue. J’arrive en début de deuxième semaine, et putain, j’ai pas encore joué."

 

"Tout le monde sait que Lendl, c’est mon ennemi"

LE MONDE | 05.06.2013 à 11h25 • Mis à jour le 06.06.2013 à 09h12

Yannick Noah

Mardi 31 mai 1983, Yannick Noah bat le Tchécoslovaque Ivan Lendl (n°3) 7-6, 6-2, 5-7, 6-0.

Mardi 31 mai 1983, court Central, 1/4 de finale, Noah bat le Tchécoslovaque Ivan Lendl : 7/6, 6/2, 5/7, 6/0, en 2 h 43

Cinquième match

"Là, le tournoi commence. Je suis face à Lendl. Tout le monde sait que c’est mon ennemi. Et les gens l’aiment pas trop, Lendl. Je joue sur du velours. Je sais que je vais avoir le stade derrière moi, que l’ambiance sera enfin au rendez-vous. Les matchs précédents, le public sait que je vais gagner : je peux perdre un jeu, concéder un break, il y a bien quelques "oooh, aaah", mais le tournoi n’a pas vraiment commencé.

Lendl, je le connais. Il me connaît. On se rencontre depuis qu’on est cadets. On a le même âge. La première fois que je l’ai affronté, c’était au Touquet, à la Coupe Jean-Becker, on devait avoir 15 ans. On s’était aussi retrouvé en finale de l’Orange Bowl, une espèce de championnat du monde pour ados, à Miami. Je mène 6-4, 5-4, et je perds. On est les deux meilleurs joueurs européens depuis qu’on est tout mômes. Il est plus rigoureux que moi. Il est "clean cut", je suis rastaquouère. Il est nickel, propre, parfait.

Il a 23 ans et il est déjà marié. Et en plus, c’est lui, avec Navratilova, qui a commencé les premiers régimes alimentaires avec le mystérieux docteur Haas – qui leur faisait en fait bouffer des pâtes. Bref, c’est l’opposition de style. D’un côté, Lendl, le mec sérieux. De l’autre, Noah, le mec olé-olé. Et ça, ça m’énervait.

Une demi-heure avant le match, j’arrête l’échauffement et je rentre au vestiaire, pour regarder la fin de l’autre quart. Contre toute attente, Vasselin bat Connors. Ça me met un coup de boost incroyable ! Parce que je ne perds pas contre Vasselin. Du coup, le match contre Lendl prend une autre dimension. Je sais en entrant sur le court que ma finale, c’est maintenant.

J’ai un bon truc contre Lendl. Il est devant moi au classement, tout le temps : n°3, n°2, n°1, moi je suis n°4, n°5, n°6. Mais en un contre un, il y a match. La partie commence et je le domine. Je mène deux sets à zéro, 5-4 dans la troisième manche et j’ai deux balles de match sur son service. Et là, il est tellement frustré qu’il la joue : "Je balance le match, je m’en branle." Il commence à ricaner quand je fais un point, genre "Je joue pas, c’est bon. Tu m’as battu, mais je ne me bats plus".

LE BORDEL DANS MA TÊTE

Première balle de match, premier service dans le filet. Sur sa seconde, pour la première fois de la rencontre, il monte au filet, l’air de venir me serrer la main puisque c’est plié. Je lui remets la balle tranquillement et il me fait volée gagnante. Deuxième balle de match, rebelote. Premier service dans le filet. Seconde balle pourrie, il monte, je fais un bon retour en faisant gaffe cette fois, et il me refait volée gagnante. A ce moment-là, c’est le bordel dans ma tête. J’ai deux balles de match contre Lendl en quarts de finale de Roland-Garros, il n’a pas joué depuis le début et je me retrouve à 5-5. Grosse panique. Le temps de calmer mes nerfs, j’ai perdu le set.

Je suis dans le "schwartz". Normalement, je devrais avoir gagné et être au vestiaire, et je me retrouve embarqué dans un quatrième set. Je sers. Et je panique complètement. 0-15. 0-30. 0-40. Si je perds ce jeu, je perds le match. Je sens le public, je sens que les gens ont peur. Il y a une espèce de brouhaha, une ambiance pesante qui s’installe. Il commence à faire nuit et je me mets à stresser à l’idée d’aller me coucher en me disant qu’il faudra refaire un set le lendemain. Heureusement, j’arrive à retrouver mes esprits et je gagne le jeu. 1-0, changement de côté. Je suis apaisé, je retourne dans ma bulle, et je lui mets 6-0. C’est la seule fois que je lui ai mis une roue de bicyclette. J’explose de joie. Lendl, je l’aime pas. Et avec tout le respect que j’ai pour mon pote Vasselin, je sais qu’en battant Lendl je suis en finale."

 

"Chris, je voulais qu’il joue mieux,

mais il était K.-O."

LE MONDE | 06.06.2013 à 15h21 • Mis à jour le 06.06.2013 à 16h09

Par Yannick Noah

1983

Vendredi 3 juin 1983, court Central, ½ finale, Noah bat le Français Christophe Roger-Vasselin (n°130) : 6/3, 6/0, 6/0, en 1 h 27

Sixième match

"Après ma victoire face à Lendl, il n’y en avait que pour Roger-Vasselin. "Chris" venait de réaliser un exploit : battre Jimmy Connors, le n° 1 mondial. Je regarde le journal de "20 heures" et c’est Vasselin qui est en direct sur le plateau. Je me dis : "Putain, le mec il est allé à Cognacq-Jay après son match !"

Je n’éprouve aucune jalousie. Quand je le vois à la télé, je suis très content. Je sais que là, il travaille pour moi. Je suis en mode finale. Il m’a battu Connors. Et dans le scénario, j’arrive pas en demi-finale de Roland-Garros pour perdre contre Christophe Roger-Vasselin. Je l’aimais pas, Connors, avec ses balles rasantes.

Quelques années avant, j’avais dû abandonner face à lui : je m’étais explosé en courant sur une de ses amorties. Il cassait l’ambiance, c’était un faux gentil mais un vrai vicelard. Il te prend la tête, te dit des conneries, t’insulte et joue le sympa avec le public. avec le public. Vasselin m’a bien rendu service.

La veille de la demi-finale, je retourne au vert m’entraîner au Racing. Vasselin est aussi là. Je le vois en train de jouer aux cartes avec nos potes devant quatre caméras qui le filment. Avec Patrice (Hagelauer, mon entraîneur), on part taper des balles. Au bout d’une heure, Vasselin arrive sur le terrain avec les caméras derrière lui. Nous, on fait notre truc, on parle à personne, on rentre à la maison, on prépare le match. Le soir, j’allume la télé et qui je vois ? Vasselin. A ce moment, je sais qu’il a laissé toute son énergie.

UN MONSTRE EN FACE DE LUI

Le jour du match, pendant l’échauffement, je vois tout de suite qu’il est fatigué. C’est lui qui sert le premier et je fais le break d’entrée. Deuxième jeu, je sers sur son revers et je monte tout de suite à la volée. Vasselin fait une espèce de retour slicé lobé : la balle reste plus longtemps en l’air, et là, je fais le coup de ma vie. La balle est parfaite, je m’élève, je mets la gomme au niveau des cannes, mes quinze jours d’entraînement y passent. On joue en premier, il est onze heures, y a pas grand monde dans le stade. L’effet est tel que la balle reste un dixième de seconde de plus en l’air, mais c’est comme si j’étais attiré. Et là, je lui balance un smash avec quinze jours de rage dans la raquette. La balle rebondit et va dans les tribunes. Je n’avais jamais vu ce coup.

Je l’ai inventé pendant le tournoi, j’ai le brevet, c’est mon coup : le smash façon volleyeur. Le coup entre les jambes, qu’on m’attribue souvent, je n’ai pas le brevet, c’est Vilas qui le faisait à l’entraînement. Mais comme je l’avais réussi sur le Central de Flushing Meadows, les gens pensaient que c’était moi. Le smash pieds joints, en revanche, c’est bien moi. En retombant, je me suis arrêté et j’ai fait : "Putain !" J’ai regardé Vasselin, ça faisait 1-0, 15-0, le match était plié. Il savait qu’il avait un monstre en face de lui.

Christophe, c’était quand même mon pote, même si on l’oublie sur le court. Je voulais qu’il joue mieux, mais il était KO. A un moment du match, sur son service, je lui disais : "Come on, Chris !" J’essayais de l’encourager : "Allez putain, donne-moi un peu plus, montre plus, on est en demi, vas-y, sois meilleur que ça." Je ne l’ai pas dit à voix haute mais à l’intérieur de moi. Je voulais qu’il gagne un jeu, et puis voilà : 6-3, 6-0, 6-0.

A la conférence de presse d’après-match, j’ai mal au cœur pour lui, parce que c’est un peu brutal comme score. On est là tous les deux en salle d’interview devant les journalistes, c’est la première fois depuis je sais pas combien d’années qu’il n’y a pas eu deux joueurs français en demie, et il est anéanti. Je l’ai laissé parler mais c’était un peu trop. Il était cuit."

 

"Tant pis pour toi,

tu n’avais qu’à pas gagner Roland-Garros"

LE MONDE | • Mis à jour le

Par Yannick Noah

Dimanche 5 juin 1983, 17h35, Yannick Noah remporte Roland-Garros en battant le Suédois Mats Wilander : 6-2, 7-5, 7-6

"Avant la finale, je pars m’échauffer au Racing. A cette époque, je ne lis pas la presse. Mais ce jour-là, à l’entrée du stade, il y a un vendeur de journaux. Et à la "une" de L’Equipe, ce titre incroyable : "50 millions de Noah". Le problème, c’est que dans mon quota de places pour le match, je n’ai "que" 30 invités. Je les donne à 30 potes. Quand j’ai débarqué du Cameroun, j’étais en pension à Roland-Garros. J’y ai rencontré mes meilleurs amis, qui sont toujours mes potes aujourd’hui. Ils habitaient boulevard Suchet : la famille Fitoussi.

Après l’échauffement au Racing, je mange une assiette de coquillettes, et, au lieu d’aller à Roland-Garros, je file chez les Fitoussi pour me reposer. Ils ont un appartement en rez-de-jardin. Ils sont tous dehors et parlent à voix basse : "Va te reposer dans la chambre." Je m’exécute. Au bout d’une demi-heure, ils me réveillent. Quand on était en colo, avec les Fitoussi, on avait une chanson : "Debout les gars, réveillez-vous, y va falloir en mettre un coup. Debout les gars, réveillez-vous, on va au bout du monde !" Je me réveille. Et je chante avec les copains.

Je suis complètement serein. J’avais eu peur qu’il pleuve, qu’il y ait du vent, que le match soit arrêté. Mais là, tout est en place. Il fait beau, mes potes sont là, je suis frais, je n’ai perdu qu’un set depuis le début et mes problèmes de dos sont réglés. Je suis prêt. C’est mon moment. Il n’y a plus qu’à aller chercher le truc.

Dans le vestiaire, au début du tournoi, il y a deux cents personnes. Là, on est deux avec Mats, plus les coachs. Chacun dans son coin. Je n’avais pas peur de Wilander. OK, c’était le tenant du titre mais je l’avais battu proprement (6-4, 6-4) quelques semaines plus tôt à Hambourg. J’étais vraiment en confiance contre Mats. Il avait un jeu qui me convenait. Il jouait les balles au-dessus des hanches, des balles bien propres, pas vicieuses. Je pouvais m’appuyer dessus, attaquer, développer mon jeu, tranquille.

Et là, en entrant, sur le court, je ne sais pas pourquoi, et je ne m’en suis rendu compte que quelques jours plus tard en voyant les images à la télé, je fais un truc que je ne fais jamais : un signe de croix.

LES MECS ME SAUTENT DESSUS

Premier échange. Je fais un bois. La balle part dans les tribunes. Mais je ne m’inquiète pas. Face à Mats, je peux installer mon jeu. Pas de stress, il prend le temps entre les points, c’est mon rythme. En plus, c’est un gars honnête. Avec lui, c’est toujours un beau match, pas de contestation, pas de problème d’arbitrage. Tout ce qu’il me faut. Premier set facile, deux breaks. Deuxième set un peu plus accroché. Troisième set, je breake juste quand il faut, et je sers pour le match, pour le tournoi. Je répète dans ma tête : "Juste passer mes premières, et monter." A 30-30, je fais un super service. Et il me colle un retour gagnant, alors qu’il n’en a pas fait un de tout le match. Balle de break. Je refais le même service en me disant : "Tu vas pas me le faire deux fois." Je sors le service parfait, il me met un deuxième retour gagnant. Débreake. Je ne m’affole pas.

On va au tie-break et je fais la course en tête : 6-2, j’ai quatre balles de match à la suite. Sur la première, c’est lui qui sert. Je joue haut, il remet, je joue haut, il remet. Il fait un coup un peu court, je fais une attaque de slice en revers. Le coup parfait. J’arrive au filet, et là, il m’envoie une demi-volée lob liftée qui me passe au-dessus de la raquette. Personne ne m’a lobé de tout le tournoi. Et lui, il me fait un coup de maître sur la balle de match de la finale. Sur la montée, je me dis : "Tu me la mets où tu veux, je plonge ; tu me la mets là-haut, je vais la chercher ; tu peux pas passer." Je saute, et la balle me passe juste au-dessus de la raquette.

Du coup, sur mon service à suivre, je joue la sécurité. Je ne tente pas d’ace, je la mets dedans, au centre, sur son coup droit. Il retourne très long, la balle sort. C’est fini. Je suis pris dans un tourbillon. Yves Dahan, un de mes potes, me saute dessus, je le calcule pas, je le jette un peu, je savais pas que c’était lui. Et je vois mon père qui saute des tribunes. Il tombe dans mes bras. Je sers vaguement la main de Mats, une poignée de main pourrie. Je ne sers même pas celle de l’arbitre. Le court est envahi. Je n’arrive plus à respirer, les mecs me sautent dessus. Je ne pense à rien, je gueule : "Poussez-vous, laissez-moi de l’air !"

Trente ans après, je suis avec mon père, on est sur un banc dans Paris, et on n’arrive pas à finir notre discussion parce que toutes les deux minutes, il y a des gens qui viennent me parler. Je lui dis : "Tu sais papa, parfois, c’est très pesant de ne pas pouvoir avoir d’intimité." Et il me répond, avec son accent camerounais : "Tant pis pour toi, tu n’avais qu’à pas gagner Roland-Garros."

 

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