Du populisme en littérature

LE MONDE | 17.03.2012 à 14h08 • Mis à jour le 19.03.2012 à 11h20

Par Charles Dantzig, écrivain

Le populisme a afflué sur le monde en cinq minutes. J’écris ceci pendant une campagne électorale qui y barbote. Celui qui est actuellement président de la République, incarnation donc de l’élite, clame qu’il la hait. Un autre candidat, pourtant agrégé de lettres classiques, appelle à donner la parole "au peuple" et à acheter français.

Nous savons que les candidats de ce genre n’appellent à donner la parole au peuple que pour en avoir les voix et, sitôt élus, lui fermer le bec. Les régimes populistes sont ceux qui s’entendent le mieux à paralyser le peuple en le popularisant.

Nous savons aussi que "peuple" est une usurpation de langage. Le peuple, c’est tout le monde, comme dans l’expression "le peuple français", ou c’est personne. Dans les temps de crise, certains politiciens s’entendent à donner l’appellation flatteuse de "peuple" à ceux qui souffrent ou craignent de souffrir, ou s’imaginent qu’ils souffrent. Le populisme donne une pureté factice à une portion fantasmée de la population. C’est la ruse des malins et la force des désespérés. Tous ceux qui peinent, à vivre, à se faire élire, ont tendance à s’y ranger pour excuser des défaites. Et s’ils visent la victoire, ce n’est que pour y exercer une chose, la vengeance.

Cette idée hypocrite, puisqu’elle récuse le mot qui la définit, est ce qui fait déraper les démocraties. En littérature, le populisme va et vient. Son nom, en 2012, est réalisme. Il s’est installé avec la puissance d’un avion en vol le 11 septembre 2001 : l’Histoire est parfois assez bonne fille pour signaler avec précision le moment fatal. Depuis ce moment-là, la brutalité est lâchée dans les arts. (Dans les faits, elle est éternelle.)

Elle s’est imposée très vite. Inglourious Basterds, de Quentin Tarentino (2009), l’a esthétisée avec une stupidité rigolarde. En livre, Les Bienveillantes (2006), si mal écrit qu’on ne peut le dire malsain - il y a d’ailleurs moins de livres que de publics malsains -, avait été un symptôme, un déclencheur, quelque chose qui a fait sauter une digue. Avec ce roman, les voyeurs, les obscènes, les utilitaires, les machos, enfin le contraire de la littérature, sont venus vers le livre, donnant un mauvais exemple de ce qui pouvait se vendre, et a été très imité ensuite. Ils n’avaient eu jusque-là que des ouvrages non littéraires et donc sans conséquences, souvenirs d’anciens légionnaires d’Algérie, SAS, tout ça.

La brutalité est soudain estampillée "littérature". Prestige ! On peut l’admirer ! On n’avait pas vu cela depuis Louis-Ferdinand Céline. Céline, d’ailleurs, qu’adviendra-t-il du monument à la brutalité que sont ses pamphlets, une fois sa veuve disparue ? Elle en interdit la réédition comme il l’avait lui-même fait. Je parierais que, sous prétexte de valeur documentaire, d’histoire littéraire, de témoignage historique et autres tartufferies, on les rééditera pour ce qui sera d’abord une opération commerciale. On répétera bien sûr la phrase d’un pamphlétaire des années 1960 : "Je publierai mon pire ennemi si je suis sûr qu’il a du talent." En français non mensonger, cela se dit : "Je publierai mon pire ennemi si je suis sûr que ça me rapportera de l’argent." Et quand on aura vendu 200 000 dégoûtants exemplaires des Beaux Draps, on tentera de faire comme si de rien n’était. Si l’on peut. Les brutes rendues glorieuses par l’esthétisation ne s’arrêtent pas si vite.

La crise où nous vivons appelle des questions. Les naïfs, poussés par les rusés, les posent à la littérature. Comme si la fiction était la Cour des comptes. Aux premiers, cela sert à se rassurer, aux seconds, à asservir cette folle qui trouve toujours le moyen d’échapper au devoir. Cette clientèle réclame du réel. On lui en fournit. L’un dans l’autre, ça marche. Asservissons donc la fiction au reportage, la forme à la narration, l’inutile au moral. Je tiens l’inutilité de la littérature pour sa supériorité ; l’inutilité qu’ont les sculptures de Brancusi ou les cantates de Scarlatti, n’est-ce pas.

Le réalisme me paraît une illusion. Il existe, je ne le conteste pas, et a toujours existé, mais dans un certain type de littérature, utilitaire, remplaçable et remplacée. Cette forme à la fois plaintive et menaçante de fiction rend généralement ses auteurs très heureux. On ne lit plus Georges Duhamel (1884-1966), grand spécialiste de l’homme moyen en style moyen, et du coup on a oublié qu’il était secrétaire perpétuel de l’Académie française, commandeur des Arts et lettres, etc. Il a été remplacé par d’autres, c’est la loi de ce genre de talent. Mallarmé est unique et reste, Duhamel a des clones qui changent.

Et voici de nos jours, dans le monde entier, des romanciers américains donnant des pages d’entretien dans des magazines littéraires pour parler, non de la façon dont on écrit un livre, mais du destin des classes moyennes ; des romans français pâteux dont on veut nous faire croire qu’ils ont un style assorti à leur sujet : ce qui se passe, c’est que leurs auteurs n’ont pas pu faire mieux et qu’on les protège en théorisant leur incapacité. De même, quand ils expriment des opinions ordurières, on les secourt en disant que ce sont leurs personnages. Si on aide tellement les réalistes, c’est qu’ils sont dans l’immédiatement compréhensible, le communément accessible, le sujet. Que périsse ce qui est la littérature même, la forme !

Et gare à embêter les réalistes ! Je sais que, avec cet article, j’aurai encore les aimables céliniens contre moi. Il faut pourtant dire que le réalisme n’est pas du tout favorable aux "classes moyennes" qu’il feint d’illustrer. Il les méprise. Le réalisme n’est qu’une forme inversée de l’idéalisme : l’idéalisme du morose, du morne, du malveillant. Le réalisme est un chantage. Des écrivains qui ont un autre réel que vous et moi décident que le leur est l’unique, et que tous doivent s’y soumettre.

Le réel fluctue suivant l’état de puissance politique de tel ou tel parti. Dans les années 1950, c’était toute la littérature du "réalisme socialiste", dont le réel a fini par se montrer pour ce qu’il était. Dans les années 1990, dirais-je, le réel est passé à la réaction. La réaction des années 1990 a inventé un fantasme : le "politiquement correct". A l’écouter, 400 universitaires de Californie du Sud avaient envahi nos braves côtes françaises, et les gender studies étaient devenues la charte des Nations unies. Ah, comme il est habile de se créer un adversaire factice ! On peut l’attaquer indéfiniment en criant qu’il n’est jamais abattu. Tous ceux qui avaient été débordés par la libéralisation des mœurs, car c’était là leur point secret de rage, ont mis du temps à s’organiser et à reprendre de la voix.

Ils y sont allés, cognant, insinuant, plaçant des gens dans les médias où ils ont pris des postes d’influence. Et, comme s’ils n’avaient pas fini par gagner, comme s’ils n’avaient pas pour eux places ni best-sellers et comme s’ils ne fixaient pas les sujets de débat, ils continuent à se dire minoritaires et insolents. Leur maître Céline leur a appris cette tactique de crier à la persécution alors qu’on est en plein triomphe, et que, surtout, on rêve de persécuter les autres.

On savait depuis leurs ancêtres de la fin du XIXe siècle, à commencer par Flaubert, quelque chefs-d’œuvre qu’il ait pu écrire, que le réalisme ne croit pas que le gratuit et le lumineux existent. Il est mû par un amour sournois du mal. Il n’y a d’ailleurs pas besoin de présupposé moral pour créer du populisme en littérature. Une esthétique populiste qui ne dit pas des choses populistes se manifeste par un style épais, vaseux, déprimant à force de ne pas être écrit. Et il diffuse ses fadaises avec plus de sûreté que les scandaleux, qui provoquent toujours des réactions. Le réalisme sympa n’est pas moins néfaste que le réalisme méchant.

Il est frappant que la liste des meilleures ventes d’essais de Livres hebdo, le magazine de la librairie, soit infectée de points d’exclamation. C’est le signe de ponctuation des populistes. Stéphane Hessel, qui pourrait bien être un faux gentil et un vrai cabot, est l’auteur d’un Indignez-vous ! qui nous donne un ordre depuis un an en tête des ventes. Son titre à injonction est imité par : Jacques Attali, Candidats, répondez ! ; Christine Lewicki, J’arrête de râler ! ; Julien Lepers, Les Fautes de français ? Plus jamais ! ; Marcel Rufo, Tiens bon !

Et bien sûr, quand on examine le sens des titres, le populisme est confirmé. Pureté de la langue ; comptes réclamés à l’élection. Ce fou de Péguy savait au moins une chose, que les phrases exclamatives n’ont pas nécessairement besoin de point d’exclamation. Elles en restent aussi imposantes, et perdent en répulsion. On pourrait m’objecter le point d’exclamation comique de Max Jacob, mais je ne crois pas que Max Jacob, son humour et sa grâce soient le genre des réalistes.

Ces instrumentalisateurs de la littérature n’écrivent pas, ce sont des discoureurs de Hyde Park qui vocifèrent, grimpés sur un tabouret. Le réalisme est aussi un terrorisme. Il insinue que vous êtes un frivole, un indifférent, un inutile, un parasite si vous ne lui obéissez pas. Force supplétive d’une politique douteuse, l’esthétique de la brutalité passera une fois que cette politique aura reculé. On l’a vu mille fois, les grands mâles donneurs d’ordres sont des suiveurs de maîtres.

Charles Dantzig, écrivain


Charles Dantzig est auteur de romans ("Dans un avion pour Caracas", Grasset, 2011), poèmes, essais. Il a notamment publié le "Dictionnaire égoïste de la littérature française" (Grasset, 2005) et l’"Encyclopédie capricieuse du tout et du rien" (Grasset, 2009). Il a reçu, en 2010, le grand prix Jean-Giono pour l’ensemble de son œuvre.

 

Le puritanisme, vrai ennemi de la littérature

LE MONDE | 04.04.2012 à 14h52 • Mis à jour le 04.04.2012 à 14h56

Par Michel Crépu, directeur de la "Revue des deux mondes"

Dans un recueil d’études, Le Studio de l’inutilité (Flammarion, 304 p., 20 euros), Simon Leys note suavement que les "artistes qui se contentent de développer leurs dons n’arrivent finalement pas à grand-chose". Et il ajoute : "Ceux qui laissent des traces sont ceux qui ont la force et le courage d’explorer et d’exploiter leurs carences." Je ne sais si nos futurs critiques de l’an 3000 disposeront de cet épatant carbone 14 pour faire le tri entre paresseux du don gentiment cultivé et aventuriers du vulnérable (en l’occurrence, Leys parle d’Henri Michaux).

Peut-être, attardés au carrefour de l’année 2012, année très politique, observeront-ils cette vague "populiste" dans les lettres dont s’effraie Charles Dantzig dans un article récent (Le Monde du 19 mars). Voltaire parlait, lui, de la "populace", ajoutant sans gants qu’il n’est rien de pire que de lui laisser la bride sur le cou. Les affaires de la cité sont une chose bien trop sérieuse pour être laissées à la gouverne de la "populace" : signé Voltaire. Au moins les choses étaient dites et l’on ose à peine imaginer quel serait l’ahurissement de l’auteur de Candide au spectacle chaque jour plus terrifiant des progrès du politiquement correct.

Dans son diagnostic alarmé, Charles Dantzig glisse du populisme au "réalisme", ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Par exemple, il parle des Bienveillantes (Gallimard, 2006), dont on a tant entendu causer dans les dîners par des pérorants qui ne l’avaient pas lu. Ce livre relève-t-il du réalisme ? Au relu, on voit que Jonathan Littell n’est pas un très grand écrivain et qu’il a pourtant écrit un livre extraordinaire. Ce sont des choses qui arrivent en littérature. Comprenne qui pourra.

Réel ou réalisme, d’ailleurs ? Il est certain que, depuis (depuis quand, au fait ?, depuis la fin de la seconde guerre mondiale ?), la figuration du vrai (autre nom du réel), a passé auprès des écrivains montés au créneau comme une affaire d’honneur. Une littérature ne disant pas le vrai est bonne pour le poteau. Un écrivain qui se livrerait aujourd’hui à un éloge pervers du mensonge en littérature signerait son arrêt de mort. Un nouvel Horace, un nouveau Tibulle, qui verraient l’accomplissement poétique dans un éloge du confort érotique, n’auraient plus qu’à se jeter par la fenêtre. La littérature pour se distraire ? Les délices de l’escarpolette à la Fragonard préférés à l’enfer sexuel calviniste de Lars von Trier ? Au cachot ! Aux fers !

De là ce déluge de tranches de vie au lyrisme atroce, cette houellebecquerie du dimanche conquise par des nains à force de misérabilisme et d’absence radicale d’humour (Houellebecq en a, lui, c’est au moins une chose). Très curieusement, Dantzig voit une machinerie célinienne derrière tout cela. Une lecture un peu suivie de Céline montre pourtant au contraire à quel point (spectaculaire dans ce chef-d’oeuvre de la fin qu’est Féerie pour une autre fois), loin d’être un gouailleur de la populace, Céline est un raffiné aigu en droite ligne de Saint-Simon, via les Mémoires d’outre-tombe relus à Copenhague durant sa détention. Quelle extraordinaire finesse ! Quelle pointe ! Quelle vérité ! Lu de près, à côté de la dentellerie célinienne, Proust en ressort quasiment vulgaire, c’est drôle comme les choses prennent un certain relief, parfois.

Dantzig toise le journalisme de reportage : grands dieux, il nous semblait pourtant qu’un simple bon vieux compte rendu d’étape du Tour écrit par quelqu’un qui ne se pique pas de laisser une trace relevait l’honneur bafoué des lettres à force de pompeuse autofiction. Qui ne donnerait les vingt-cinq derniers romanticules pour un compte rendu discrètement rationnel, métaphoriquement exact, d’une séance de la Bourse ? Les nouvelles Iliade se lisent par nanosecondes sur des écrans dont nul ne possède plus la clé USB. Nos chroniqueurs du Nasdaq sont les derniers Homère de ce nouveau monde. Vive, donc, le journalisme.

A la vérité, ce n’est pas tant le "populisme" au sens strict qui menace les lettres qu’une forme de puritanisme précieux auquel la littérature française, de Sade à Bataille, n’était pas habituée. De petites lumières dans la nuit arrivent pourtant parfois à percer le noir opaque. D’où arrivent-elles ? De quelles intimités singulières ? Nos archéologues de l’an 3000 recueilleront ces bris de langage comme des énigmes.

On dira : "Vous voyez bien qu’ils n’étaient pas si nuls qu’ils en avaient l’air." Quelle étrange époque avec ses finesses, son puritanisme aux visages multiples, le plus insidieux étant bien sûr celui qui se donne pour son contraire, en revient toujours à une forme énigmatique de haine de soi, peut-être le pire fruit, après soixante ans, d’un certain juin 1940.

Se mettant elle-même sous la surveillance d’un surmoi en acier trempé, la littérature française est rongée par une maladie mortifère : on dirait qu’il lui faut sans cesse des coupables en guise de canne pour s’aider à marcher. Il lui faut de la thèse, de la cause à défendre, sinon elle est perdue. Livrée à elle-même, elle a peur du vide, une crainte panique de la légèreté comme de la profondeur, laborieusement conjurée à force de pseudo-crudité, en espérant "faire scandale".

Correct et incorrect sont des soeurs siamoises, les deux faces d’une même carte vaine. Peut-on desserrer cet étau ? On ne peut pas ne pas l’espérer. Ou alors c’est la fin de ce qui mérite encore de s’appeler, à la face du monde, la littérature française. Il est vrai que Céline a eu aussi ce terrible mot : "La vérité, personne n’en veut." Même lui n’en voulait pas. C’est dire.


Dans une "Carte blanche" publiée dans Le Monde du 19 mars, l’écrivain Charles Dantzig avait fustigé la tendance "réaliste" des écrivains actuels à s’emparer de la réalité comme des reporters, y voyant un symptôme de "populisme littéraire".

Michel Crépu, directeur de la "Revue des deux mondes"

 

L’humanisme du réalisme

LE MONDE | 14.04.2012 à 15h11

Par Frédéric Beigbeder

Il faut voir les choses du bon côté : la France est sans doute le seul pays où, en pleine campagne présidentielle, des écrivains sont capables de se disputer dans un grand quotidien du soir pour savoir si le roman réaliste tient du populisme ou du puritanisme. Il n’est pas certain que cette question soit l’urgence du moment, mais peu importe : nous devons nous enorgueillir d’habiter l’étrange contrée qui suscite des controverses aussi fondamentales.

Je ne suis pas sûr d’avoir très bien compris ce qu’ont voulu dire Charles Dantzig et Michel Crépu (Le Monde du 19 mars et du 5 avril), désormais relayés par la pétillante revue Transfuge, qui titre "La littérature française plus rétrograde que jamais ?" Ce que j’ai retenu de leurs libelles, c’est que la littérature française va mal, car elle serait victime d’une nouvelle oppression : l’obligation de décrire le monde. Reprocher à un roman d’être réaliste, c’est oublier qu’on se fiche du sujet d’un livre, du moment qu’il est réussi.

Une phrase d’Oscar Wilde suffirait à leur clouer le bec (sans calembour) : "Un livre n’est pas moral ou immoral, il est bien ou mal écrit, c’est tout." Personne n’oblige personne à écrire, ni à lire, tous les romans qui ouvrent des fenêtres sur le monde, les guerres, les faits divers sordides, les tueurs de petites filles ou (même) les bourreaux nazis, la colonisation ou la tragédie du 11-Septembre. Il est vrai que depuis Flaubert, Stendhal et Truman Capote, nombreux sont les romanciers qui choisissent de raconter une histoire vraie.

Ce n’est pas forcément une mauvaise idée si l’on est incapable d’en inventer une fausse qui soit meilleure. Jonathan Littell et Alexis Jenni ont ressenti le besoin de romancer les horreurs des guerres du XXe siècle : ils ne furent ni les premiers ni les derniers à décrire la barbarie par la fiction. Ce n’était pas indispensable, ni utile, mais ils en ressentaient le désir, et leurs romans sont beaux et terribles comme des tableaux de Jérôme Bosch.

Personne n’est forcé d’aimer Jonathan Littell, ni Alexis Jenni. Leurs fresques ne sont pas nécessaires mais leur forme, leur construction, leur perversité, leur lyrisme macabre leur confèrent une force qui est aussi le reflet d’un siècle insoutenable. Il ne faut pas hésiter à employer le terme le plus injuste et subjectif qui soit : talent. Comme dirait l’Irlandais précité, un roman n’est pas rétrograde ou novateur : son auteur a du talent ou il n’en a pas, c’est tout. Et qui décide si quelqu’un a du talent ?

Le goût, dont nous savons qu’il ne se discute pas. La conversation pourrait presque s’arrêter là. Charles Dantzig, Michel Crépu et moi n’aurions plus qu’à nous taire ; avouez que ce serait dommage. Pour une fois que l’on consacre de la place ici à quelque chose qui ne sert à rien.

Quand Charles Dantzig écrit que la fiction est aujourd’hui "asservie au reportage", il dit quelque chose de vrai et quelque chose de faux. La chose vraie, c’est que les romans réalistes ont beaucoup de lecteurs en France depuis Honoré de Balzac et Emile Zola. Du coup, beaucoup d’auteurs, un jour ou l’autre, sont tentés de s’y essayer. La chose fausse, c’est le terme : "asservie". La fiction n’est asservie nulle part, jamais, par personne, et certainement pas par une dictature imaginaire du journalisme.

Aucun éditeur ne contraint les auteurs à rédiger sous la torture des aventures sordides, ni même des histoires crédibles. Victor Hugo n’a pas été victime du totalitarisme de la pauvreté quand il rédigea Les Misérables. Mais était-il si inadmissible, si obscène, si absurde, de désirer écrire sur la réalité sociale, la souffrance des déclassés, l’injustice et le malheur de l’humanité, après Dickens et avant Dostoïevski ? Certes, le succès du réalisme est agaçant. Le roman réaliste continue de rencontrer un large écho critique et public cent cinquante ans après son invention.

Peut-être faut-il se demander pourquoi les gens continuent de lire des livres de fiction. Cherchent-ils un sens à leur vie ? Ils risqueraient d’être déçus. Ils veulent peut-être que le roman leur ressemble, leur parle d’eux. Ils sont rassurés par la présence de repères historiques, et attirés, comme les lecteurs de journaux ou les badauds dans la rue, par les personnages de fous violents, moches, et si possible cruels. C’est triste et un peu minable, mais c’est humain. Le roman servirait de miroir, et il n’échappera pas à Charles Dantzig, directeur de la nouvelle revue littéraire Revue du Stendhal Club, que ceci n’est pas une image de Louis-Ferdinand Céline, qui se fichait des histoires ("Des histoires, y’en a plein les commissariats", éructait-il).

Je ne demande rien aux romans, mais s’ils changent ma vision du monde par la langue, s’ils m’ouvrent les yeux et me font regarder les êtres avec une musique, une couleur, une lumière nouvelles, je n’aurai pas l’impression d’avoir perdu mon temps de lecture. Nous devrions surtout nous réjouir qu’il y ait encore des gens qui lisent tout court. Pourvu que cela dure. Si tous les romans français refusent de raconter la fin de la France, notre littérature fera-t-elle de vieux os ?

Là où Charles Dantzig vise juste, c’est sur la mode du moment. Il y a recrudescence. Beaucoup de romanciers contemporains s’inspirent des faits divers les plus crasseux. Citons, depuis l’été 2011 : Tout, tout de suite (Fayard) de Morgan Sportès (l’affaire Ilan Halimi), Claustria (Seuil, 536 p., 22,20 euros) de Régis Jauffret (l’affaire Josef Fritzl), Avenue des géants (Gallimard, 360 p., 21, 50 euros) de Marc Dugain (sur le tueur en série Edmund Kemper)...

À force de se passionner pour l’actualité policière, on risque d’oublier la distance romanesque, ce délai temporel qui est le secret de la grande littérature.

De nombreux romans sont certainement en train de s’écrire sur Anders Breivik et Mohamed Merah : ils nous donneront un sujet de conversation pour septembre, mais seront-ils bien mûrs ? Et que dire du nouveau roman Lointain souvenir de la peau (Actes Sud, 448 p., 24,20 euros) de Russell Banks, sur le quotidien d’un jeune délinquant sexuel ? Voyeurisme ou lucidité ? Limonov (POL, 2011), d’Emmanuel Carrère : fascination national-bolchevique ou tableau sensible d’un pays malade ?

Dantzig pense que les romanciers réalistes sont motivés par "un amour sournois du mal", c’est bien généreux de sa part. Je pense qu’ils font ce qu’ils veulent, ou (quand ils sont géniaux) ce qu’ils peuvent. Il n’est pas non plus interdit de supposer qu’écrire sur la laideur soit (peut-être) (parfois) (si on travaille beaucoup) un moyen d’accéder à une certaine forme de beauté.

Si nous vivons en ce moment une apocalypse, alors il ne faut pas s’étonner de voir apparaître l’Antéchrist : les personnages de monstres banals, de bourreaux ordinaires, de tueurs solitaires et de diables souriants n’ont pas fini de nourrir l’art romanesque.

Quant à ramener tout à Céline, le pauvre, il n’était même pas né que le vérisme était déjà ancien. Nietzsche disait de Zola qu’il jouissait du "plaisir de puer". Tout n’est que recyclage ; l’éternel retour est notre leçon d’humilité. Rien dans ce débat n’est d’une folle originalité : heureusement que ma conclusion approche.

Il faut bien comprendre qu’aujourd’hui, choisir de lire, c’est déjà être réactionnaire. Une personne qui décide de lire pense toujours que "c’était mieux avant" - avant le cinéma, la télévision, les jeux vidéo, le portable, Internet, Facebook, Twitter, etc. Le lecteur est désormais une espèce menacée, et tout écrivain un brontosaure qui ronchonne. Il se trouve qu’en France le passé fut une avant-garde (le Nouveau Roman).

Nous assistons donc à une double réaction (au sens chimique mais aussi au sens littéraire et politique) ; c’est un retour au classicisme, un recul pour se rassurer. Le roman français fait une pause car il est fatigué par le surréalisme, Les Gommes, l’Oulipo, les expériences de toutes sortes, une litanie de belles révolutions manquées. Ce qu’un romancier réaliste (à tendance satirique) pourrait répondre à Dantzig lorsqu’il vilipende Littell et Jenni, c’est qu’il aurait dû nommer leur éditeur commun : Richard Millet. C’est lui que Charles Dantzig, l’éditeur de la maison Grasset, vise en réalité, ce grand confrère de chez Gallimard.

Une autre cible de Dantzig (sans la nommer) est bien sûr Michel Houellebecq. J’espère en tout cas que la rancune de Dantzig ne tient pas aux prix Goncourt reçus par Les Bienveillantes de Jonathan Littell (Gallimard, 2006), La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq (Flammarion, 2010) et L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni (Gallimard, 2011). Quoique.

Si sa vindicte, aussi brillante soit-elle, n’était inspirée que par la déception et la jalousie, elle ajouterait à son dandysme une certaine humanité. Nous ne devenons grands que par nos faiblesses, tel est sans doute ce que Scott Fitzgerald voulait signifier quand il déclara à propos d’Hemingway : "Il parle avec l’autorité du succès, et moi je parle avec l’autorité de l’échec."

Frédéric Beigbeder


Né en 1965, Frédéric Beigbeder a travaillé dans la publicité, un univers qu’il décrit dans son roman "99 francs" (Grasset, 2000). Il est chroniqueur littéraire, romancier et réalisateur du film "L’amour dure trois ans". Il a obtenu, en 2003, le prix Interallié pour "Windows on the World" et, en 2009, le prix Renaudot pour son livre "Un roman français". Dernier ouvrage paru "Premier bilan après l’apocalypse" (Grasset, 2011)