Le papier

 

 

    « Bonsoir à tous et bienvenue sur le plateau de « Souriez, vous êtes filmés ! » Une émission placée aujourd’hui sous le signe de l’humour, des petites catastrophes domestiques et du... papier : papier d’emballage, papier à lettre, papier de verre ou papier collant, bref tout ce qui encombre nos boîtes aux lettres ou nos armoires pour le meilleur et pour le pire.

    Notre gagnante du mois est Madame A..., de Buggenhout, pour une petite vidéo plongeante des plus réussies.

    Nous vous encourageons toujours à faire comme elle et à nous envoyer vos meilleures images. L’adresse s’écrit ici, sur ce beau bout de parchemin.... voilà !

    Et d’où vient le mot « papier » ? Des bords du Nil, tout simplement, et du papyrus — qui n’est pas un grand-père soviétique mais un roseau d’Égypte, en grec.

    Tout le monde suit ? On se retrouve après ça, regardez !

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    « Donc le papier. Il est né en Chine, comme vous le savez. Mais son invention prit du temps. Deux techniques se partageaient auparavant la tâche d’archiver les décisions impériales : l’écriture sur bambou et l’écriture sur soie. Toutes deux très anciennes, mais présentant des inconvénients. Le bambou n’était pas cher mais affreusement lourd à porter. La soie était légère mais affreusement chère à produire.

    C’est de cette double contrainte économique — légèreté, faible coût — que naquit le papier, 200 ans avant notre ère, en Chine du Sud.

    Là poussait en abondance le mûrier, dont on utilisait l’écorce pour la confection de vêtements. On pilait cette écorce avec des battoirs en bois, on détrempait d’eau la bouillie de fibre obtenue, puis on l’aplatissait pour former des feuilles à l’aspect feutré.

    C’est en perfectionnant cette technique que l’on inventa le papier : choix de l’intérieur de l’écorce du mûrier, cuisson en lamelles dans une lessive de cendres de bois, martelage des lamelles jusqu’à obtention d’une pâte de bois filamenteuse, passage par un tamis, séchage de la feuille au soleil... On enchaîne !

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    « Cai Lun est un haut fonctionnaire chinois qui recommande, en l’an 105 de notre ère, l’utilisation du papier dans tout l’empire. Le pouvoir y trouve son intérêt, car il fera entendre ainsi sa voix jusque dans les provinces les plus reculées.

    La technique des papetiers chinois passe ensuite en Corée puis au Japon, vers l’an 650. Les Japonais, qui ne connaissaient pas l’écriture, avaient déjà emprunté à la Chine ses caractères graphiques, au 3e siècle. Il était donc logique qu’ils importassent aussi le papier. Mais les Japonais firent beaucoup mieux que leurs maîtres et donnèrent au papier toutes ses lettres de noblesse. Personne ne poussa le washi aussi loin— c’est le nom du papier.

    Le washi fut en effet teint, coupé, monté en rouleaux, décoré d’or et d’argent... Outre le mûrier on essaya le chanvre, le daphné, la paille. On en fit des mouchoirs, des éventails, des cerfs-volants, des panneaux coulissants pour les habitations...

...et même un art, l’origami, ou art de plier le papier — comme ça !

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    « Et le papier, chez nous ? Rien, aucune trace jusqu’en l’an 750, c’est dingue, non ?! Qu’utilisions-nous donc en Occident comme support d’écriture ? Eh bien deux choses, le papyrus et le parchemin.  

Le papyrus était fabriqué en Égypte et exporté depuis l’an 2500 avant Jésus-Christ. Il ne fut abandonné qu’au 9e siècle de notre ère, ce qui en fait le support d’écriture qui dura le plus. La différence entre papier et papyrus ? C’est la structure : le papyrus est composé de fibres écrasées et tissées, le papier est fait à partir d’une pâte.

    Le parchemin, lui, est constitué d’une peau animale. Là aussi ce sont les Égyptiens qui ont fait le plus fort : on en a trouvés qui ont plus de 5000 ans d’âge !

    Lui aussi résista longtemps, mais pour des applications « haut de gamme » : textes sacrés, documents destinés aux archives, belles éditions. Le nec plus ultra étant constitué du vélin, ou peau de veau mort-né, mmmh !

    Madame Van A..., c’est à vous !

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    « Nous avons vu que le parchemin était une peau d’animal, tendue, tannée, traitée pour l’écriture. Tous les peuples du monde utilisèrent ce support. Les Égyptiens, bien sûr, qui commencèrent avec le cuir, essayèrent ensuite la peau de mouton, d’agneau, de chèvre et de chevreau. Les Perses et les Hébreux utilisèrent des peaux de bœuf et de chameau ; les Mayas et les Aztèques choisirent le chevreuil ; les Arabes, utilisèrent la peau des gazelles etc. Mais le parchemin présentait un grave handicap : on pouvait le falsifier. Il suffisait de le gratter et l’on remplaçait un nom par un autre, un prix par un autre et même tout un texte par un autre...

    Accessoirement il sentait parfois mauvais. On raconte ainsi que le roi de Perse Chosroès 2, révulsé par l’odeur animale du parchemin, imposa à son administration, au début de l’an 600, l’usage exclusif du papier d’importation chinois, coloré au safran et parfumé à l’eau de rose...

    C’est par la Perse, d’ailleurs, que le papier arriva en Occident, via le monde musulman. Mais après ceci...

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    « C’est la bataille de Talas, près de Samarcande — aujourd’hui ville d’Ouzbékistan, en Asie centrale—, qui marque en l’an 751, la transmission du secret du papier. Les armées du Prophète Mahomet l’emportent en effet sur les Chinois. Et parmi les prisonniers chinois, il y a des papetiers locaux, enrôlés de force par l’empereur Hiuan Tsong...

    Ce secret sera révélé et adopté dans tout le monde musulman. Car l’Islam a besoin lui aussi de cette technologie pour faire circuler son message politique, culturel et religieux. Les armées de l’Islam sont en effet, à cette date, à la tête d’un immense empire qui va du Maroc et de l’Espagne jusqu’aux contreforts de la Chine. Ce sera la fin du papyrus...

    Cette « ère arabe » du papier durera 5 siècles, au cours desquels les techniques seront affinées, les meules systématisées, l’usage des chiffons étendus — car les fibres de lin et de chanvre produisent de bien meilleurs papiers.

    On fabriqua même du papier d’emballage, en Égypte, à partir des bandelettes de momies exhumées par les profanateurs de tombes... 

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    « Et nous, en Europe, que faisions-nous pendant tout ce temps ? Nous utilisions les bons vieux parchemins qui puent... Un certain commerce du papier existait, bien sûr : nous en importions de Damas via Constantinople, d’Afrique du Nord via la Sicile, et de très fins papiers étaient achetés en Espagne. Mais ce produit n’en restait pas moins musulman — donc suspect.

    Pouvait-on écrire sans risque sur un support fabriqué — on ne savait comment — par les Infidèles, comme on disait ? Cette substance devait être diabolique ! Que valait un contrat écrit sur du papier ?

    Et puis cette matière était jugée fragile, craignant l’eau et le feu, se déchirant au moindre mouvement...

    C’est au point que l’empereur germanique Frédéric 2 interdit par décret en 1221 que l’on utilisât le papier dans tous les actes publics...

    Mais la révolution italienne était en marche, et le déclin du parchemin inexorable. Le décret de Frédéric fut tourné par sa propre administration 10 ans plus tard.

    Quelle révolution italienne ? La réponse après ceci...

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     « Deuxième partie de l’émission, toujours sous le signe du papier, des films que vous nous envoyez, et de l’Italie. Car c’est en Italie centrale, dans les Marches, qu’eut lieu le saut technologique suivant. Les marchands de Venise, d’Ancône et de Gênes utilisaient le papier arabe pour leurs comptes ordinaires. La demande augmentant, quelqu’un eut l’idée, dans le petit village de Fabriano, près de Pérouse, d’améliorer la production du papier en combinant plusieurs nouveautés.

    D’abord le recours exclusif aux chiffons, en place des fibres purement végétales — fini donc le mûrier des origines, le bambou, le papyrus, le bois de santal ou d’hibiscus, les lianes... Ensuite le pilonnage mécanique par maillets au lieu des meules. Enfin le tamis métallique à fils de laiton.

    Les cadences s’accélérèrent, la pâte devint plus fine et le format constant.

    Dernier point : le collage du papier à la gélatine, plutôt qu’à l’amidon. Ainsi les papiers, plus beaux et plus souples, furent-ils prêts à recevoir l’encre sans la boire comme des ivrognes...

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    « On l’a vu, en l’an 1250 environ, débute l’industrie européenne du papier. D’importatrice, l’Italie se met à exporter. Pareil pour la France, deuxième pays d’Europe à être touché par les moulins à papiers.

    Un nouveau métier apparaît : celui de chiffonnier. Car les moulins ont faim de guenilles, de chiffons et de vêtements usagés. Par une chance extraordinaire en effet, les Européens ne portent presque plus de laine, pour leur chemises, mais du lin, et le lin est d’origine végétale, bourré de cellulose, alors que la laine de mouton n’en contient pas un gramme !   Ce basculement vestimentaire s’était opéré 100 ans auparavant, permettant ainsi aux moulins à papier de disposer de matière première !

    Si l’on avait continué de porter de la laine, à l’époque, on n’aurait toujours pas de papier en Europe ! À quoi tiennent les choses, parfois !

     Le chiffonnier, donc, arpente les décharges, collecte les hardes, travaille directement pour le moulin ou pour un marchand de la ville — sans chiffonnier, pas de papier !

    « Fibres de cellulose, qui veut mes fibres de cellulose ! »

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    « La révolution italienne dans la production du papier ne se propagea que lentement en Europe. D’abord parce que la méfiance envers ce support d’écriture était toujours grande : trop fragile, on lui préférait, pour les actes officiels, le parchemin. Ensuite parce que le nombre de marchands, de lettrés et d’utilisateurs de la chose écrite n’était pas assez élevé.

    Ce n’est vraiment que deux siècles plus tard, avec l’invention de l’imprimerie, vers 1450 à Mayence en Allemagne, et la première bible imprimée par Gutenberg, que la demande de papier s’emballa et que les moulins se mirent à proliférer partout.

    Mais fondamentalement la technique n’évoluait plus. Elle stagnait. Le travail était pénible, les conditions de chaleur et d’humidité difficiles à supporter. Les mouvements d’humeur des ouvriers devenaient fréquents.   De plus la matière première commençait à devenir rare et chère : la quantité de guenilles, linges et tissus de lin n’augmentant pas comme la soif de lire les nouveaux textes qui circulaient en Europe...

« C’est alors que survint l’invention décisive — après ceci ! »

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    « Heureusement, disions-nous, deux découvertes permirent vraiment au papier de prendre l’essor que nous lui connaissons aujourd’hui : la toile sans fin qui déclassa le tamis, et la pâte à bois.

    Le tamis, en effet, restait le point d’achoppement principal à l’accélération du procédé de production. Certes, vers 1790 un bon ouvrier réussissait à sortir 3 à 4000 feuilles par jour, mais c’était encore trop peu.

    C’est le Français Nicolas-Louis Robert, qui eut l’idée le premier d’immerger à moitié un cylindre dans la cuve contenant la pâte prête à l’emploi, de faire tourner ce cylindre et d’alimenter ainsi une longue bande de toile sans fin. Deux autres cylindres pressaient le ruban continu de papier afin d’en exprimer l’eau.

    Cette invention fut achetée par Didot, chez qui travaillait Nicolas-Louis Robert. Mais un Anglais lui en vola les plans, traversa la Manche, courut déposer le brevet à Londres, puis s’associa avec les frères Fourdrinier lesquels mirent au point la machine définitive. La Fourdrinier eut un succès planétaire... et Nicolas-Louis Robert bien des regrets...

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    « L’autre avancée technologique qui permit au papier d’envahir nos boîtes aux lettres jusque là, fut le remplacement des chiffons par le bois. Car l’industrie naissante du papier ne pouvait plus se contenter de lin, bien trop peu abondants désormais. Et la course fut effrénée pour lui trouver un substitut : on essaya la paille, les roseaux, la tige du houblon et du maïs, les pommes de pin... Balzac évoque d’ailleurs cette recherche obsessionnelle de nouvelles matières premières dans son roman les Illusions perdues. 

    Ce n’est qu’en 1844, près de 50 ans après l’invention de la machine à papier continu, qu’un tisserand Allemand, Friedrich Gottlob Keller, déposa un premier brevet pour la préparation d’une pâte à base de bois. Ce matériau, râpé mécaniquement contre une meule humide, était ensuite défibré et raffiné. Les premiers papiers ainsi produits étaient médiocres, de faible résistance et de courte durée de vie. Qu’importe, ils servirent aux journaux, alors en plein essor.

    Le pli était pris : l’avenir serait au papier à base de bois, matériau abondant, peu cher et renouvelable éternellement...

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    « Ainsi, entre le 18e et le 19e siècle, l’industrie du papier sera passée d’un système artisanal discontinu, feuille à feuille, à un système de production continu. Savez-vous que certaines machines, aujourd’hui, produisent du papier à la vitesse incroyable de 120 km par heure ! Et en rouleaux de plusieurs mètres de large, s’il vous plaît ! Ces machines, en tête desquelles est injectée la pâte à haute pression et au bout desquelles se bobine le papier, font plus de 100 mètres de long !

    Il n’en reste pas moins une place pour les beaux papiers artisanaux encore. Ceux à base de chiffons, toujours, et qui présentent encore cette marque subtile dans la feuille qu’est le filigrane.

    Et d’où qu’il vient-il, justement, ce filigrane ?

    Eh bien du fond du tamis qu’employaient nos ancêtres ! Il est né en Italie, au milieu du 13e siècle. Découverte par hasard, on utilisa cette marque pour identifier d’abord certains formats de papier, puis certains types de papier, puis les moulins eux-mêmes.

    Il suffisait de coudre un petit motif plat en laiton sur le fond du tamis : la pâte, en se déposant, gardait la forme ainsi dessinée. Le papier, plus mince à cet endroit, présentait le motif en clair. ..

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    « Quels sont les ennemis du papier ? L’eau et le feu, bien sûr, mais ces deux éléments nuisent à tout, pas seulement au papier. L’homme bien sûr est dangereux, souvent négligent, brutal et sale, quand il n’est pas franchement sectaire, pratiquant la censure, le pilonnage ou même l’autodafé — de sinistre mémoire.

    Mais le papier est peut-être le pire ennemi du papier. Car depuis l’invention de la pâte à bois, la menace acide se cache en lui. La lignine, en effet, est un résidu très présent dans les papiers de moins d’un siècle. Et cette lignine est acide, rongeant de l’intérieur les feuilles, les livres, les contrats, les archives, les plans, les photographies, les billets de banque... tout !

    Certains champignons sont redoutables : papyricoles, ils piquent et tachent les documents. Sans rien dire de certaines bactéries gourmandes en cellulose, ou de certains vers... Bref le papier n’est pas éternel, il retournera comme nous à la poussière et c’est très bien ainsi finalement, car son émouvante beauté vient aussi de sa fragilité, non ? Et puis si certaines factures pouvaient partir en fumée, qui s’en plaindrait, hein !

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    « La Belgique se classe au 3e rang mondial de la consommation de papier par habitant : 260 kg par an. Et comme chaque kilo de papier utilise 3 tonnes d’eau pour sa production, on voit pointer le problème écologique. Car l’industrie papetière a longtemps eu mauvaise réputation dans ce domaine.

    D’abord parce qu’elle rase des forêts entières pour une simple édition de journal. Ensuite parce que les produits de blanchiment du papier, tel le chlore, viennent polluer l’air et l’eau.

    Il semble qu’aujourd’hui les choses aillent mieux. Les forêts sont gérées par les papetiers eux-mêmes, lesquels font attention au déboisement et à la repousse systématique.

    Quant aux produits chlorés, ils sont très sévèrement encadrés par la loi et brûlés dans les usines mêmes — en circuit fermé.

    On recycle beaucoup aussi : près de 40% des fibres sont réutilisées dans la fabrication de la pâte.

    Que tout ceci rassure donc les amoureux du papier : la bataille de l’écrit contre l’écran n’est pas encore perdue...

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    « Voilà, c’est avec cette dernière séquence de home vidéo que nous allons prendre congé. Toutes les informations sur le papier que vous avez subies, tombées ici et là comme autant de confettis, viennent de deux livres passionnants : « Papier » de Jean-Pierre Lacroux et « La saga du papier » chez Luc Pire.

    N’en oubliez pas pour autant la pellicule, la bande magnétique en cassette, le disque compact ou la mémoire flash et envoyez-nous, à l’instar de Mme Van A... — que nous remercions encore — vos meilleures images à l’adresse ci-dessous : 

    « Souriez, vous êtes filmé », BP 6, Schaerbeek 6, 1030 Bruxelles.

    Pour surprendre vos futures victimes, tachez d’être dans leurs petits papiers, méfiez-vous quand même des tigres de papier et essayez d’éviter la mine de papier mâché !

    À la fois prochaine !