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J’ai reçu en février 2005 une commande émanant de la revue (belge) « Vivre », laquelle préparait un dossier sur, je cite, « les médias comme obstacle à la pensée critique ». Cet intitulé m’a donné envie de défendre mon métier (journaliste et producteur de télévision).

 

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« La vie n’imite pas l’art, elle imite la mauvaise télévision. »

[Woody Allen]

 

« Les médias comme obstacle à la pensée critique » ? Allons-y : « Les ponts comme obstacle aux déplacements humains » – « Oui, le Sonotone rend sourd » – « Je lis donc je désapprends »... Qu’un tel programme émane d’une revue censée réunir des gens de tous horizons redouble le paradoxe – mais n’est pas pour déplaire à l’amateur d’autoréférence qui soussigne.

 

La pensée critique (Larousse : faculté d’examiner librement faits et choses, de trier, de séparer, de juger), la pensée critique, donc, serait entravée par les médias... Nous estimions naïvement que lesdits médias se contentaient de transporter de l’information sur ces choses et faits – un peu comme transporte un pont, un Sonotone, un livre – mais non... À l’heure où l’écrit prend de redoutables coups2, Vivre suggère qu’il faille hurler avec les loups et parcourir le monde avec une canne blanche...

 

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« La télévision, c’est comme la poste, ça transmet. »

[Jean-Luc Godard]

 

À moins qu’il ne s’agisse d’autre chose ?

 

Comme d’« allumer » la télé par exemple, cette folle du logis3, ce média galeux ? Quelque chose nous dit qu’il s’agit plutôt de ça... Eh bien allumons – et détaillons la scène.

 

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« Aucune différence entre vivre et regarder la télévision. »

[Andy Warhol]

 

Face au fenestron glauque, nous trouvons le téléspectateur – lequel, sous nos latitudes, s’y mire près de quatre heures par jour, tous les jours de la semaine, toutes les semaines de l’année et pratiquement toutes les années de sa vie (c’est dire à quel point il semble détester ça !) Où ce vice est-il pratiqué ? Principalement à la maison, en famille – bien que la possibilité existe désormais de regarder la télé au club de gym avec une oreillette, au bistrot, dans les aéroports, sur Internet, sur son GSM, chez une voisine sympa et même en taxi : il suffit de n’avoir rien d’urgent à faire et d’être un poil plus disponible que Patrick Le Lay.

 

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« J’apprécie l’accessibilité de la télévision. Les gens sont dans leurs meubles, personne ne les dérange, ils sont au mieux pour entrer dans un rêve. »

[David Lynch]

 

Pourquoi notre sujet regarde-t-il la télévision plutôt qu’autre chose – comme son chien, sa Britannica 24 volumes in-4° (en anglais) ou sa collection Panini ? Parce que son cerveau a fait un petit bilan coût/bénéfice et que le résultat lui a plu : la télévision c’est facile, c’est pas cher et ça peut rapporter du plaisir !

 

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« Je hais la télévision. Je la hais autant que les cacahuètes.

Mais je ne peux m’arrêter de manger des cacahuètes. » 

[Orson Welles]

 

Que regarde-t-il à la télé, notre humain ? Tout ce qu’on lui propose (d’où le succès des généralistes) – mais en premier lieu la météo, les films et séries de fiction (30%), les magazines et documentaires (20%), les jeux et variétés (15%), l’information (15%), la publicité (8%), le sport (5%).

 

Et puis après ? Après, rien, c’est vingt-deux heures trente, on va se coucher. Réveil à six heures et demie, travail, courses au supermarché et re-télé... Que reprocher à notre malheureux ? Tout, bien sûr :

 

– il ne devrait pas regarder la télé mais faire autre chose ;

– le programme qu’il a choisi n’est pas le bon ;

– d’ailleurs il ne comprend rien à ce qu’il voit ;

– d’ailleurs il ne voit pas, il est sous hypnose ;

– bref c’est un gros con (car la télé, en plus, ça fait grossir).

 

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« La télévision n’est pas le reflet de ceux qui la font,

mais de ceux qui la regardent. »

[Françoise Giroud]

 

Que faire avec les veaux de cette espèce (préférons cette métaphore à la précédente) ?

 

1) les mettre en prison (sans télé) ;

2) les laisser en liberté – mais abolir la télé ;

3) les obliger à regarder en boucle « La Pensée et les Hommes » (ou « Le Jour du Seigneur », ou les communications gouvernementales, ou TV Z) ;

4) leur lâcher les baskets ;

5) les faire maigrir du tour de taille et grossir un peu du bulbe...

 

Lesdits veaux ayant voté régulièrement pour le modèle social-démocrate, il semble difficile de mettre en œuvre les sanctions (1) à (3) sans provoquer d’émeutes.

 

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« Il ne faut jamais oublier que la télévision

n’est qu’un appareil électroménager. »

[Bruno Crémer]

 

Comme souvent, la perspective bascule d’un coup : notre veau ne serait plus responsable de rien, il ne faudrait pas lui faire de reproches – tout se passerait en amont... En amont ?

 

En amont il y eut une révolution technique tellement extraordinaire (la télévision désormais numérique) et investie d’une telle puissance (symbolique et financière) qu’elle fit peur à tout le monde. Et au veau au citoyen en premier. De même qu’on ne propose pas de bombe atomique au Brico-Center du coin, de même notre citoyen chargea ses élus d’encadrer et de réguler le monstre : CSA, plan de fréquence, appels d’offre, mieux-disance, cahier des charges, contenu, quotas publicitaires, signalétique, coupures de films – sans oublier le plus important, bien sûr, une loi anti-monopole et anti-concentration, garante d’une concurrence équitable qui soit d’application pour le privé comme pour le public (avec un statut particulier pour ce dernier).

 

Car oui, en Europe coexistent (historiquement et par volonté délibérée aujourd’hui), télévision généraliste publique et privée.

 

Les programmes du privé sont critiquables ? Critiquons-les et châtions (car qui aime bien châtie bien) – mais dans le cadre légal fixé par le politique, bien sûr. Pour le reste, liberté...

 

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« La vraie question est peut-être de se demander qui est passif

du téléspectateur ou de la télévision. »

[Jacqueline Aglietta]

 

Le vrai problème est celui de la télévision publique.

 

Revenons à ce qu’apprécie le téléspectateur – soit les films et les séries de fiction, les documentaires et les magazines, les jeux et les variétés : pour tous ces programmes la télévision publique doit acheter et produire. Acheter à l’étranger car les volumes à diffuser sont énormes, produire (ou co-produire ou faire produire) car l’original « local » – à thématique et savoir-faire narratif équivalents –, est toujours préféré à la copie importée. En quelle proportion doser achats et production propre ? C’est affaire de choix et de moyens – décision éminemment politique.

 

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« La télévision, c’est le gouvernement dans la salle à manger de chaque Français. »

[Alain Peyrefitte]

 

Pour ce qui concerne l’information télévisée, il revient également au service public de tirer la qualité vers le haut. Il faut, ici aussi, sélectionner les images achetées aux grandes agences étrangères (Associated Press, Reuters, AFP...) et en produire de propres. Cela coûte cher – et passe par une rédaction pluraliste, libre, rigoureuse, bien fournie en journalistes de qualité, lesquels seront expérimentés – ou du moins bien formés –, bien rémunérés et flanqués de documentalistes aguerris. C’est une question de choix, là aussi, donc de politique.

 

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« Le mal de la télévision, ce n’est pas dans la télévision qu’il est,

c’est dans le monde. »

[Christian Bobin]

 

Le sport n’échappe pas au tableau – il demande même un engagement ferme et constant du service public. Car maints esprits forts n’en veulent pas, du sport, au prétexte de faible valeur intellectuelle ajoutée pour les sommes investies. Au prétexte aussi d’« affaires » récurrentes (dopage, argent-roi, chauvinisme, etc.) qui lui seraient intrinsèques – alors qu’elles traversent la société tout entière. Là aussi, choix et moyens – donc politique.

 

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« La télévision a une sorte de monopole de fait

sur la formation des cerveaux d’une partie très importante de la population. »

[Pierre Bourdieu]

 

Voilà, vous avez compris : si vous estimez que la télévision est nulle, c’est la faute au politique – donc à vous, électeurs, à vous, intellectuels proches du Prince, à vous, universitaires enfermés dans vos tours d’ivoire, et à vous, personnels du service public qui manquez, pour certains, de courage et d’imagination. Car la télévision n’est que le reflet de la société. Si la société promeut des valeurs individualistes, régressives, ultra-libérales, voyeuristes et psychologisantes vous aurez la télé qui va avec.

 

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« La télévision rend intelligent les gens qui n’ont pas accès à la culture

et abrutit ceux qui se croient cultivés. »

[Umberto Eco]

 

Le sens critique ? C’est la chose la mieux partagée. Le public n’est pas idiot, il sait lire les images. Il l’a fait pour la photo argentique, pour l’image animée noir et blanc, pour l’image qui bouge avec des sons et des couleurs – gageons qu’il se débrouillera avec la 3D mêlée de parfums synthétiques. Oui, le « peuple » vaut beaucoup plus que ne l’estiment les « élites ». Il est aujourd’hui plutôt paisible, généreux, solidaire, soucieux de lien social, proche de ses enfants et travailleur.

 

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« La télévision ouvre bien des portes, notamment celles des réfrigérateurs. »

[Jean-Loup Chiflet]

 

Ainsi, le soir au fond de son salon, le bide à l’air et la roteuse en main, notre citoyen aurait le malheur de choisir avec sa télécommande la voie de la facilité ? Il n’attend que toi, ami lecteur, pour améliorer les programmes.

 

[Éric Angelini]

Journaliste et producteur indépendant.

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1. Toutes les citations viennent du site http://www.evene.fr/citations.

2. « Médias en crise » par Ignacio Ramonet, le Monde Diplomatique, janvier 2005.

3. « La folle du logis – La télévision dans les sociétés démocratiques » par Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Gallimard, 1983. On lira également avec profit l’entretien que Dominique Wolton vient de donner à Hughes Le Paige aux éditions Labor sous le titre « Télévision et civilisation » (oct. 2004).

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