[Bestiaire ébloui des lexies tératoïdes]

Chapitre 2

Chevron rompu

 

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Christophe Plantin, dans un ouvrage publié en 1567 à Anvers Dialogues francois pour les jeunes enfans, appelle « chevron rompu » l’accent circonflexe dont il recommande l’emploi. À cette époque en effet, on ne prononce plus le s de beste, blasme, tempeste depuis près de deux siècles. En écrivant bête, blâme, tempête, on évite aux enfants, aux étrangers et aux étudiants une prononciation fautive. Cette réforme n’aboutira qu’en... 1740 avec l’introduction de l’accent circonflexe dans la troisième édition du dictionnaire de l’Académie française.

 

La modernité, on s’en souvient, changea de camp en 1990, les néoréformateurs proposant la suppression du chevron rompu pour la plupart des mots. Le 6 décembre 1990 paraissait en effet en France au Journal officiel de la République française un texte sur les rectifications de l’orthographe, texte signé de Michel Rocard mais émanant du Conseil supérieur de la langue française. Un gros chapitre (3.3) traitait du tréma et des accents, dont le circonflexe. On y lisait que « l’emploi incohérent de cet accent empêche tout enseignement systématique ou historique ». La solution semblait passer « par une réduction du nombre de cas où le circonflexe est utilisé ». Cette réforme passa en Belgique — à l’inverse de la France où elle s’enlisa, puis capota. L’accent circonflexe vit (survit ?) toujours...

 

Quel mot français comporte le plus de chevrons ?

 

À trois on ne trouve rien, à quatre encore moins (bien que l’entrée vînâ du Grand Robert contienne le mot sârasvatîvînâ – instrument de musique en Inde – dont les quatre chapeaux donnent le vertige). [L’Inde fournit d’ailleurs un fort contingent de mots à deux accents dans ce même Grand Robert : âtmâ (âme dans la philosophie hindoue), mâyâ (illusion fondatrice de la civilisation hindoue), brâhmî, nâgarî, devanâgarî (trois écritures sanskrites1).]

 

Moins exotiques, les mots pêle-mêle, prêchi-prêcha, tête-à-tête, tête-bêche et traîne-bûche (larve aquatique) comportent aussi deux accents.

 

Essayez, à titre d’exercice, de trouver le premier mot (par ordre alphabétique) qui porte deux chapeaux (on acceptera les verbes conjugués).


Voici autre chose pour les nostalgiques ou les simples amoureux de la langue : une liste de mots que différencie (ou que différenciait) graphiquement l’accent circonflexe. La grande majorité de ces mots sont des passés simples, comme chûtes et diplomâtes (qui se distinguent ainsi des chutes de nos diplomates), ou des subjonctifs (formât/format). Rappelons que le projet de réforme maintenait l’accent dans les conjugaisons.

 

En —âmes :

bilames (thermostat) et bilâmes (passé simple de se biler), calames (roseaux destinés à l’écriture) et calâmes (caler), dictames (baumes) et dictâmes (dicter), entames et entâmes (passé simple de enter, greffer), épilames (en horlogerie : anti-lubrifiant) et épilâmes (épiler), estames (fils de laine) et estâmes (ester : témoigner en justice), rentames (présent de rentamer, entamer à nouveau) et rentâmes (passé simple de renter, doter d’une rente) vidames (officiers) et vidâmes (vider).

 

En —âtes :

aluminates (sels d’alumine) et aluminâtes (aluminer), azotates (sels d’azote) et azotâtes (azoter), béates et béâtes (béer), cassates (glaces aux fruits) et cassâtes (casser), chlorates et chlorâtes (chlorer), chromates et chromâtes (chromer), estropiates (hommes estropiés) et estropiâtes (estropier), ferrates (sels de l’acide ferrique) et ferrâtes (ferrer), fluates (ancien nom des fluorures) et fluâtes (fluer), formates (présent de formater) et formâtes (passé simple de former), fulminates (explosifs) et fulminâtes (fulminer), galates (de Galatie) et galâtes (galer : égratigner quelqu’un), grammates (scribes) et grammâtes (grammer : déterminer le grammage d’un papier), incarnates (roses couleurs chair) et incarnâtes (incarner), iodates (sels d’iode) et iodâtes (ioder), laurates (sels de l’acide laurique) et laurâtes (laurer : couronner de lauriers), mandates (présent de mandater) et mandâtes (passé simple de mander), nitrates et nitrâtes (nitrer), primates et primâtes (primer), serrates (monnaies romaines dentelées) et serrâtes (serrer), sucrates (molécules) et sucrâtes (sucrer), tomates et tomâtes (tomer : diviser en tomes).

 

En —îmes :

comprimes (présent de comprimer) et comprîmes (passé simple de comprendre), déprimes et déprîmes (se déprendre), frimes et frîmes (frire), mimes et mîmes (mettre), périmes (présent de périmer) et pérîmes (passé simple de périr), primes et prîmes (prendre), régimes et régîmes (régir), rimes et rîmes (rire), surprimes (primes d’assurance supplémentaires) et surprîmes (passé simple de surprendre).

 

En —îtes :

agites (présent d’agiter) et agîtes (passé simple d’agir), alunites (sulfates dont on tire l’alun) et alunîtes (alunir), bénites et bénîtes (bénir), bruites (présent de bruiter - on bruite un film) et bruîtes (bruir : imbiber une étoffe de vapeur), contredites et contredîtes (contredire), crépites (présent de crépiter) et crépîtes (passé simple de crépir), décrépites et décrépîtes (décrépir), dédites (en Suisse, sommes à payer) et dédîtes (dédire), faillites et faillîtes (faillir), frites et frîtes (frire), fuites et fuîtes (fuir), guérites et guérîtes (guérir), interdites et interdîtes (interdire), maudites et maudîtes (maudire), mites et mîtes (mettre), partites (en héraldique : divisées) et partîtes (partir), prédites et prédîtes (prédire), redites et redîtes (redire), réussites et réussîtes (réussir), rites et rîtes (rire), salites (rampes en pente douce) et salîtes (salir), servites (moines) et servîtes (servir), subites et subîtes (subir), transites (présent de transiter) et transîtes (passé simple de transir).

 

En —ûmes :

déplumes (présent de déplumer) et déplûmes (passé simple de déplaire), fumes (présent de fumer), et fûmes (passé simple d’être), plumes et plûmes (plaire).

 

En —ûtes :

chutes et chûtes (choir), échutes (successions) et échûtes (échoir), mutes (présent de muter) et mûtes (passé simple de mouvoir), putes (prostituées) et pûtes (pouvoir), rebutes (présent de rebuter) et rebûtes (passé simple de reboire), recrutes (présent de recruter) et recrûtes (passé simple de recroître) .

 

En —aît :

parait (imparfait de parer) et paraît (présent de paraître), comparait (comparer) et comparaît (comparaître).

 

En —ât :

un accommodat (modification morphologique) et accommodât (accommoder), adsorbat (substance dont les molécules sont fixées) et adsorbât (subjonctif d’adsorber, joindre à soi, en parlant de molécules), adjuvat (fonction d’aide de chirurgie) et adjuvât (subjonctif d’adjuver, aider), agglomérat et agglomérât (agglomérer), agglutinat et agglutinât (agglutiner), aiguillat (requin) et aiguillât (aiguiller), alternat (rotation des cultures) et alternât (alterner), aoûtat (parasite qui pique) et aoûtât (subjonctif d’aoûter, moissonner), apostat (renégat) et apostât (subjonctif d’aposter, placer en attente), assassinat et assassinât (assassiner), assignat et assignât (assigner), attentat et attentât (attenter), augurat (fonction d’augure) et augurât (augurer), bâtonnat (fonction de bâtonnier) et bâtonnât (subjonctif de bâtonner, frapper à coups de bâton), bougnat (marchand de charbon) et bougnât (bougner : frapper), cadrat (blanc typographique) et cadrât (cadrer), castrat et castrât (castrer), cognat (parent consanguin) et cognât (cogner), combinat (groupement d’industries en ex-URSS) et combinât (combiner), concordat et concordât (concorder), contrat et contrât (contrer), corrélat (terme d’une relation) et corrélât (corréler), crachat et crachât (cracher), crassat (petit bassin à huîtres) et crassât (subjonctif de crasser : encrasser), dialysat (résultat d’une filtration) et dialysât (subjonctif de dialyser, filtrer), distillat (produit d’une distillation) et distillât (distiller), éluat (produit d’une dilution) et éluât (subjonctif d’éluer, séparer en diluant), exsudat (liquide organique) et exsudât (exsuder), fiat (psychologie : décision volontaire) et fiât (subjonctif de se fier), filtrat (liquide filtré) et filtrât (filtrer), forçat et forçât (forcer), floculat (précipité chimique) et floculât (floculer : précipiter en petits flocons), graduat et graduât (graduer), granulat (matériau pour béton et mortier) et granulât (granuler), grenat (rouge sombre) et grenât (grener : émietter), habitat et habitât (habiter, au subjonctif), hydrolysat (produit obtenu par hydrolyse) et hydrolisât (hydrolyser : décomposer une molécule), incubat (nature de l’incube - démon masculin) et incubât (incuber), infiltrat (amas de cellules) et infiltrât (infiltrer), internat et internât (interner), isolat (substance chimique pure) et isolât (isoler), jurat (magistrat) et jurât (jurer), lysat (produit d’une destruction de molécule) et lysât (lyser), magnat (capitaliste) et magnât (se magner : se remuer), majorat (bien attaché à un titre de noblesse) et majorât (majorer), mandat et mandât (mander), minorat (dignité de clerc) et minorât (minorer), morflat (ver à soie mort de septicémie) et morflât (morfler), notariat et notariât (notarier), odorat et odorât (odorer : exhaler une odeur), orangeat (confiture d’orange) et orangeât (oranger : teindre d’une couleur orange), patouillat (boue) et patouillât (patouiller : patauger), pelletat (ouvrier qui décharge la morue) et pelletât (pelleter), pensionnat et pensionnât (pensionner), pissat (urines de certains animaux) et pissât (pisser), plagiat et plagiât (plagier), polymérisat (corps obtenu par polymérisation) et polymérisât (polymériser : transformer en longues molécules), postulat et postulât (postuler), primat et primât (primer), rachat et rachât (racher : marquer une pièce de bois), résultat et résultât (résulter), rosat (pommade pour les lèvres) et rosât (roser), salariat et salariât (salarier), soldat et soldât (solder), tamisat (ce qui passe à travers un tamis) et tamisât (tamiser), transsudat (liquide séreux) et transsudât (transsuder), violat (qui contient de l’extrait de violettes) et violât (violer).

 

En —ît :

acquit et acquît (acquérir) ; barrit et barrît (barrir), bruit et bruît (subjonctif de bruir : imbiber une étoffe de vapeur), confit et confît (confire), contredit (sans contredit : sans conteste) et contredît (contredire), dédit et dédît (dédire), redit et redît (redire).

 

Autres :

 

acre (mesure agraire) et âcre (irritant)

age (charpente de la charrue) et âge

 

baille (argot maritime : eau) et bâille (bâiller)

baillons (bailler : donner) et bâillons (étoffes pour empêcher de parler)

bat (battre) et bât (celui qui blesse)

becher (gobelet utilisé en chimie) et bêcher (retourner la terre)

belons (huîtres) et bêlons (bêler)

boite (boiter) et boîte

boule et boulê (antiquité : sénat grec)

but et bût (boire)

 

capre (navire corsaire) et câpre

chasse et châsse

cheneau (gouttière) et chêneau (jeune chêne)

chut et chût (choir)

cocher et côcher (couvrir la femelle, en parlant des oiseaux)

colon et côlon (intestin)

cote et côte

coté et côté

crane (craner : pratiquer des crans) et crâne

crepons (crêpes épais) et crêpons (présent de crêper)

croit (croire) et croît (croître)

cru et crû

 

dine (femelle du daim) et dîne

dole (doler : aplatir avec un instrument) et dôle (vin rouge suisse)

dose et dôse (en Belgique, bouton sur la peau)

du et (devoir)

 

empetrées (famille de plantes) et empêtrées

 

faite et faîte

foret (instrument pour forer) et forêt

 

genet (petit cheval) et genêt (plante)

gitons (mignons) et gîtons (gîter)

 

haler (tirer) et hâler (bronzer)

halons (haler) et hâlons (liquides frigorifiques)

have (présent de haver : creuser le charbon) et hâve (émacié)

 

iles (les hanches, les flancs) et îles

 

lut (enduit très résistant) et lût (lire)

 

male (la male mort) et mâle

mat et mât

matage (action de matir) et mâtage (mise en place des mâts)

mature (développé) et mâture (gréement)

matin et mâtin (exclamation)

matinée et mâtinée (métissée)

maya (précolombien) et mâyâ (illusion fondatrice, en Inde)

melons et mêlons (mêler)

molaire et môlaire (relatif à une tumeur du placenta)

mole(quantité de matière) et môle (jetée)

mur et mûr

murons (murer) et mûrons (framboisiers sauvages)

 

nome (poème en l’honneur d’Apollon) et nôme (en algèbre, terme d’un polynôme)

notre et nôtre

 

pale (d’hélicoptère) et pâle

pali (ancienne langue de l’Inde) et pâli (pâlir)

palis (petit pieu pointu) et pâlis (pâlir)

palissant (palisser : lier des branches contre un support) et pâlissant (pâlir)

palissons (instruments de fer servant à assouplir les peaux) et pâlissons (pâlir)

paques (présent de paquer, emballer du poisson) et pâques (fête religieuse)

pat (nulle aux échecs) et pât (nourriture des oiseaux de proie)

patres (ad) et pâtres (bergers)

palot (brèche étroite) et pâlot (pâle)

 

recru (de fatigue) et recrû (jeunes rameaux)

revoir et rêvoir (lieu où l’on rêve)

rit et rît (rire)

roder (polir une pièce) et rôder

rot et rôt

 

soul (musique) et soûl (ivre)

soulas (soulagement) et soûlas, (soûler)

sur et sûr

 

tache et tâche

tacherons (futur de tacher, maculer) et tâcherons (manœuvres)

tara (tarer : peser un récipient) et târa (lit de fibres végétales)

tata (tante) et tâta (tâter)

 

vina (viner : additionner d’alcool) et vînâ (instrument à cordes en Inde)

votre et vôtre

vit (vivre) et vît (voir).

 

Les lecteurs-chapeliers désireux d’étoffer cette liste sont les bienvenus.

 

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1 Nous avons reçu, le 10 juin 2003, la précision suivante de Vincent Ramos :

 

« Lors du congrès des Orientalistes de 1894 à Genève, il a été décidé d’une transcription latine normalisée pour le sanskrit. Celle-ci prévoit que les voyelles longues de cette langue soient notées par un macron suscrit (une sorte d’accent circonflexe plat, soit une barre). Or, le macron étant longtemps resté absent des claviers, on l’a remplacé par un circonflexe. C’est un usage qui se retrouve aussi dans la transcription de l’arabe et des langues sémitiques. Si je consulte n’importe lequel de mes dictionnaires de sanskrit, je constate que devanâgarî s’écrit avec un /a/ et un /i/ longs situés sur le 2e a et le i final, ce qui est normal : nâgarî est un dérivé féminin de nâgara « citadin » et les noms féminins en /i:/ (donc transcrits î) correspondent à ceux du grec et du latin en /iya:/, écrits ia dans ces deux langues. »

 

Voir ici pour nâgarî, et pour devanâgarî. Voir aussi ici (en anglais).

 

Merci Vincent !

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Nous vous demandions, dans le chapitre précédent, de trouver les quatre mots les plus courts de la langue française : nous pensions à a, à, y et ô. Notons cependant que le Robert accorde le statut de nom commun à chaque lettre de l’alphabet (toutes du genre masculin sauf cinq : F, H, L, M, et N qui seraient masculines ou féminines !) Cela hisse à trente, en toute orthodoxie, le nombre des mots les plus courts.

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