[Bestiaire ébloui des lexies tératoïdes]

Chapitre 3

Palindromes et anacycles

 

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(...) l’acteur Archibald Moon est peint de telle façon que si l’on passe de gauche à droite devant le tableau, on le découvre habillé en Joseph d’Arimathie, longue barbe blanche, burnous de laine grise, bâton de pèlerin, alors qu’il apparaît en Zarathoustra, cheveux couleur de feu, torse nu, bracelets de cuir clouté aux poignets et aux chevilles, si l’on passe de droite à gauche.

(Perec, La Vie mode d’emploi.)

 

 

Pour clarifier les idées, disons de go qu’un palindrome est un mot qui, lu à rebours, ne change pas (comme elle, radar ou kayak — ce dernier se retournant souvent ;-), alors qu’un anacycle, lui, produit un autre mot : regelléger (les accents et les cédilles ne comptent pas).

 

Le motif à l’endroit/à l’envers est d’ailleurs un classique de l’art comme de la couture.

 

Dès le début du XIVe siècle, par exemple, le compositeur Guillaume de Machaut (Machau, Machaud, Machault ?) proposait un rondeau au titre enjôleur : Ma fin est mon commencement. Puis d’autres musiciens s’adonnèrent à cet exercice de style, notamment J.S. Bach dans les Offrandes Musicales (Canons Cancrizans), Beethoven (sonate opus 106), Bartok (Strings, Percussion and Celesta, structure dite Bridge form dans le troisième mouvement), Webern (variations opus 27 pour piano) ou encore O. Messiaen avec les Rythmes non-rétrogradables du troisième Rechant (Cinq Rechants).

 

 

Quel sont les mots palindromes français les plus longs ?

 

Il y en a quatre : malayalam (c’est une langue parlée sur la côte de Malabar, en Inde), essayasse (subjonctif d’essayer – car les formes verbales, les féminins et les pluriels seront toujours bienvenus dans ces pages), ressasser et rotavator (une machine agricole).

 

En allemand il semble que ce soit Dienstmannamtsneid, en italien onorarono (passé simple d’honorer), en anglais detartrated, en néerlandais edelstaalplaatslede (une plaque en acier au pied d’un escalier (?!).

 

Mais le record absolu, toutes langues confondues, paraît revenir à saippuakalasalakauppias (vendeur illégal de savon à base de poisson, en finnois) qui fait 22 lettres. Il semblerait cependant que ce mot soit une pure fabrication lexicale et que nous ne risquions vraiment pas de rencontrer un tel métier dans la réalité...

 

 

Les anacycles, eux, n’aiment pas tourner en rond, ils préfèrent regarder ailleurs. En voici quelques-uns, vêtus de capitales accentuées :

 

adore, alevin, alliacé, an, aile, alliage, as, âmes, aires, amuser, ail, animal, ares, allés, annote, arum, aval, angor, avaler, arrêt, assit, bac, bons, bar, bol, but, casser, cal, cas, cor, en, écus, écart, es, édile, écarter, et, émir, édicule, élever, erg, épater, état, éroder, engager, eus, étaler, essor, étêter, étape, éviter, fins, fol, fut, ha, he, ho, hue, ivres, léger, mer, ne, nier, nu, nez, nom, port, rebut, regagner, régate, remater, repas, repus, retuber, sain, su, sari, salage, salles, saut, sec, sein, sel, selle, set, serre, seul, sir, sérum, son, seule, sévir, sud, sur, snob, sloop, sevrés, soir, spots, star, stop, sucer, tu, tus, tain, tarage, tâtonna, tresser, taveler, tort, très, tiares, titres, tir, tapir, turc, tatar, tue, trams.

 

Quels sont les anacycles record de la langue française ?

 

Ce sont les SÉTAIRES (des herbacées à soies raides) qui font SÉRIÂTES (subjonctif de sérier), SLOVÈNES qui font SÉNEVOLS (éthers à base de soufre, azote, carbone), l’ESSAYAGE qui produit le subjonctif EGAYASSE et trois infinitifs : ESSANGER (décrasser le linge), REGAGNER, SECRETER, lesquels font respectivement REGNASSE (subjonctif de régner) RENGAGER (engager à nouveau), et RETERCES (indicatif présent de retercer, labourer pour la quatrième fois).[TERCES (six lettres au lieu de huit), vient de tercer (labourer pour la troisième fois) — et fait SECRET.]

 

Anacycliques et palindromes sont étroitement liés cependant, comme le montre le célèbre LÉON A TROP PAR RAPPORT À NOËL. Car l’anacyclique est la base, le socle sur lequel se construisent les bons palindromes (à prendre ici au sens large : phrase, texte, énoncé, pouvant être lu dans les deux sens).

 

On ne compte plus les essais construits sur CASSER et RESSAC, sur RÉVÉLER et RELEVER, sur ÉCART et TRACE (le texte palindrome record écrit par Georges Perec – 5566 signes – en 1969, année réversible, commence par : « Trace l’inégal palindrome » et finit en « ne mord ni la plage ni l’écart » On le trouvera ici).

 

Un bon moyen de créer de nouveaux palindromes consiste à retourner systématiquement tous les mots que l’on rencontre au fil des lectures (celles-ci, reconnaissons-le, s’en trouveront quelque peu ralenties) : que ce soit en rue, sur les affiches, en quatrième de couverture d’un roman, à la une d’un journal du soir ou sur la carte des alcools, il faut anacycler jusqu’à plus soif.

 

C’est d’ailleurs dans une auberge relativement mal famée que les auteurs eurent l’œil tiré par le GENIÈVRE local ; inversé il donna ERVEINEG — lequel évoquait VERVEINE. Méninges, nappe en papier, feutre : quelques coudées plus tard nous immortalisions cette injonction d’un médecin à son patient cirrhosé :

 

NI VERVEINE-GIN, NI GENIÈVRE-VIN !

 

Mais le vrai défi posé aux amateurs de jeux littéraires n’est pas seulement celui de la qualité, il est aussi quantitatif : comment battre le record de longueur de Perec ?

 

Certains Anglo-saxons ont choisi l’accumulation. À partir du célèbre A man, a plan, a canal : Panama ! trouvé par Leigh Mercer en 1948, on décida de jouer les prolongations. Avec un chat d’abord :

 

A man, a plan, a cat, a canal : Panama !

 

Avec quelques autres ingrédients ensuite :

 

A man, a plan, a canoe, pasta, heros, rajahs, a coloratura, maps, snipe, percale, macaroni, a gag, a banana bag, a tan, a tag, a banana bag again (or a camel), a crepe, pins, Spam, a rut, a Rolo, cash, a jar, sore hats, a peon, a canal : Panama !

 

... jusqu’aux 544 mots trouvés en 1984 par Dan Hoey à l’aide d’un programme informatique :

 

A man, a plan, a caret, a ban, a myriad, a sum, a lac, a liar, a hoop, a pint, a catalpa, a gas, an oil, a bird, a yell, a vat, a caw, a pax, a wag, a tax, a nay, a ram, a cap, a yam, a gay, a tsar, a wall, a car, a luger, a ward, a bin, a woman, a vassal, a wolf, a tuna, a nit, a pall, a fret, a watt, a bay, a daub, a tan, a cab, a datum, a gall, a hat, a fag, a zap, a say, a jaw, a lay, a wet, a gallop, a tug, a trot, a trap, a tram, a torr, a caper, a top, a tonka toll, a ball, a fair, a sax, a minim, a tenor, a bass, a passer, a capital, a rut, an amen, a ted, a cabal, a tang, a sun, an ass, a maw, a sag, a jam, a dam, a sub, a salt, an axon, a sail, an ad, a wadi, a radian, a room, a rood, a rip, a tad, a pariah, a revel, a reel, a reed, a pool, a plug, a pin, a peek, a parabola, a dog, a pat, a cud, a nu, a fan, a pal, a rum, a nod, an eta, a lag, an eel, a batik, a mug, a mot, a nap, a maxim, a mood, a leek, a grub, a gob, a gel, a drab, a citadel, a total, a cedar, a tap, a gag, a rat, a manor, a bar, a gal, a cola, a pap, a yaw, a tab, a raj, a gab, a nag, a pagan, a bag, a jar, a bat, a way, a papa, a local, a gar, a baron, a mat, a rag, a gap, a tar, a decal, a tot, a led, a tic, a bard, a leg, a bog, a burg, a keel, a doom, a mix, a map, an atom, a gum, a kit, a baleen, a gala, a ten, a don, a mural, a pan, a faun, a ducat, a pagoda, a lob, a rap, a keep, a nip, a gulp, a loop, a deer, a leer, a lever, a hair, a pad, a tapir, a door, a moor, an aid, a raid, a wad, an alias, an ox, an atlas, a bus, a madam, a jag, a saw, a mass, an anus, a gnat, a lab, a cadet, an em, a natural, a tip, a caress, a pass, a baronet, a minimax, a sari, a fall, a ballot, a knot, a pot, a rep, a carrot, a mart, a part, a tort, a gut, a poll, a gateway, a law, a jay, a sap, a zag, a fat, a hall, a gamut, a dab, a can, a tabu, a day, a batt, a waterfall, a patina, a nut, a flow, a lass, a van, a mow, a nib, a draw, a regular, a call, a war, a stay, a gam, a yap, a cam, a ray, an ax, a tag, a wax, a paw, a cat, a valley, a dib, a lion, a saga, a plat, a catnip, a pooh, a rail, a calamus, a dairyman, a bater, a canal : Panama !

 

Que l’on pourrait commencer à traduire ainsi :

 

Un homme, un plan, un signe d’omission, une interdiction, une myriade, une somme, une laque, un menteur, un cercle, une pinte, un catalpa, un gaz, une huile, un oiseau, un hurlement, une cuve, un croassement, un paix!, un remuement, un impôt, un voire!, une mémoire vive, un chapeau, une igname de chine, un gay, un tsar, un mur, une voiture, un Lüger, une salle, un coffre, une femme, un vassal, un loup, un thon, un nit, un drap mortuaire, une frette, un watt, un compartiment, un barbouillage, un tan, une cabine, des informations, une écorchure, un chapeau, une corvée, un vlan!, une parole, une mâchoire, une configuration, une pluie, un galop, une traction subite, un trot, un piège, un tram, un torr, une câpre, un dessus, un péage à fèves (?), une boule, une foire, un sax, une goutte, une teneur, une basse, un passeur, un capital, une ornière, un amen, un blouson noir, une cabale, une saveur, un soleil, un âne, une prise, une broche, un coup d’œil, une parabole, un chien, un tapotement, une chique, un nu, un ventilateur, un pote, un rhum, un signe d’assentiment, un êta, un condamné, une anguille, un batik, une tasse, un mot, un petit somme, une maxime, une humeur, un poireau, un ver, un crachat, un gel, une souillon, une citadelle, un total, un cèdre, une prise, un bâillon, un rat..., etc.

(Nous abrégeons pour ne pas fatiguer le lecteur...)

 

 

Ce type de liste ne semble pas trop difficile à fabriquer en anglais, mais paraît hors de portée du français (à cause des articles un, le, la, les ou des qui s’inversent mal – à moins qu’un de nos lecteurs ne soit tenté par le défi1 ?).

 

Il fallait donc essayer autre chose, et, tant qu’à faire, évacuer définitivement la question de la longueur en produisant un palindrome infini (le plus long palindrome actuel, toutes langues confondues, semble être l’œuvre du Finlandais Teemu Paavolainen, lequel aligna 49935 caractères en 1992).

 

Deux voies de recherches s’ouvrirent. La première fut explorée par les auteurs, elle mettait en jeu l’autoréférence : un texte palindrome, en effet, qui évoquerait l’opération d’inversion elle-même résoudrait tout.

 

L’énoncé « Le texte AZ, lu à l’envers, fait ZA », pour peu qu’il fût palindrome, pourrait s’allonger à l’infini. La simple insertion d’un morceau AZ d’un million de signes, par exemple, produirait un palindrome de longueur double grâce au retournement ZA (quitte à ce que ce bloc ZA soit incompréhensible — ce qui n’est pas très élégant, nous le reconnaissons volontiers) !

 

Malheureusement le sens s’évapore vite avec cette contrainte. Voici quelques étapes de la réflexion des auteurs :

 

AZ : ses opposés : ZA

AZ ? Ténèbres ! Opposer benêt ZA

AZ livrés, opposer vil ZA

AZ as rêvé ? Ci-va, vice-versa : ZA

AZ a régi réel bis ; réversible érigera ZA

AZ n’a libellé bilan ZA ?

AZ étale rififi ; relate ZA !

AZ ? Et... issue ? Réussite ZA !

AZ. Ruse ? Brevet ? Codes ? Oppose docte Verbe sur ZA !

Eh, ce bête tri ne va : AZ ! ZA à venir tête-bêche !

 

Puis l’on tomba sur :

 

AZ, su procédé celé, cède corpus ZA.

 

Cette dernière tentative, obtenue après absorption de quantités de café que la Faculté ne recommande pas, semblait moins bancale que les autres : elle fit donc office de noyau autour duquel nous construisîmes notre premier palindrome infini (bridé ici pour d’évidentes raisons d’espace) :

 

« Ritros ed tnesoporp es sli tnod ehtnirybal el semêm-xue tnesiurtsnoc iuq star : senneipiluo,sneipiluO », su procédé celé, cède corpus : « Oulipiens, oulipiennes : rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ».

 

Nous étions heureux – mais cela ne dura pas. Un ami, avisant nos travaux, nous signala que le même Leigh Mercer du Canal de Panama avait anticipé outre-Manche, et depuis belle lurette, cette idée de palindrome autoréférent. Son superbe édifice lexical :

 

AZ, sides reversed, is ZA

 

...mariait bien mieux que nous l’élégance à l’économie !

 

 

La deuxième voie vers l’infini (pour ceux qui ne souffrent pas encore d’eibohphobie aiguë – allergie aux palindromes), fut imaginée par Philippe Bruhat et Gilles Esposito-Farèse. Stéphane Susana la porta ensuite à son acmé.

 

Tout avait commencé par des chaînes du type :

 

Rêver, rêver, rêver, rêver...

 

Ou :

 

Sexe, sexe, sexe, ... sexe : sexes.

 

Il suffisait de répéter un mot palindrome (ou presque) de manière appropriée. Avouons que ces premiers mantras n’étaient pas franchement sexy. Puis Susana vint, et son ode à la boisson. Voici sa « Chanson à boire » :

 

 

Et se resservir

 

Ivresse, reste !

Servir, et se resservir !

 

Ivres,

       se resservir,

ivres, se resservir,

ivres, se resservir,

...

Ivresse !

 

Rester ivres et se resservir.

Ivresse, reste !

 

Cette chanson peut se chanter ad libitum, vous l’aurez compris, par simple bouturage central du segment ivres, se resservir.

 

Les deux coups de cafard infinis qui suivent sont du même auteur :

 

 

        Si usé

 

je suis si usé,

je suis si usé,

...

je suis si usé,

Je suis.

 

       Être nié

 

inerte et renié,

inerte et renié,

...

inerte et renié,

Inerte.

 

 

Une jeune lectrice, Pascale de Valensart, ayant compris le susanesque modèle, nous envoya la contribution suivante où l’on célébre l’île de Malte, présumée tellement belle que les peintres y renoncent à leur art pour — simplement — vivre :

 

 

À la révérée île de Malte

 

À La Valette,

 

Jette la palette,

Jette la palette,

Jette la palette,

...

Jette la palette,

Jette-la !

 

Va là,

et l’âme déliée rêvera ! Là !

 

[Notre lectrice note avec humour que les anachorètes impénitents, plutôt que de renoncer à la palette, peuvent se défaire à Malte de leur galette.]

 

On sent confusément que ces deux voies vers le palindrome infini gagneraient cependant à être affinées. Peut-être qu’un lecteur... ?

 

Mais il n’y a pas que les palindromes à l’œil, il y a aussi ceux à l’oreille, comme le montrait déjà Luc Étienne avec son célèbre « Jules en nage, Jeanne en luge » (in Oulipo, Atlas de littérature potentielle, Folio essais n°109). Nous en parlons au chapitre suivant.

 

 

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1 Compléments — avec quelques redites, ici.

 

Réponse à la question posée dans notre chapitre précédent : le premier mot de la langue française à présenter deux accents circonflexes semble devoir être abâtardîmes (passé simple d’abâtardir, dégénérer, avilir, hybrider). Voûtâtes (de voûter) serait-il le dernier ?

 

Merci à Jean-Charles Meyrignac qui m’a aidé à compléter quelques listes ci-dessus.

 

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Yankovic-le-bizarre :

 

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