[Bestiaire ébloui des lexies tératoïdes]

Chapitre 34

Lipogrammes

 

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La meilleure introduction au lipogramme est celle que signe Georges Perec dans Oulipo - La littérature potentielle (chez Folio Essai). Il cite Larousse : lipogramme - œuvre littéraire dans laquelle on s’astreint à ne pas faire entrer une ou plusieurs lettres de l’alphabet.

 

Le premier lipogramme attesté semble être le De Ætatibus Mundi Hominis, d’un grammairien latin né au VIe siècle. Le De Ætatibus est divisé en 23 chapitres : le premier est sans a, le second sans b, le troisième sans c, etc. Le succès du lipogramme, selon Perec, serait dû à trois constatations élémentaires : (1) son principe est d’une simplicité enfantine ; (2) son emploi peut s’avérer d’une grande difficulté ; (3) son résultat n’est pas nécessairement spectaculaire. Ce côté non-spectaculaire fascinait Perec, au point de trouver en cette forme le degré zéro de la contrainte, à partir duquel tout devient possible . Il s’y emploiera d’ailleurs, qui le verra écrire, comme vous le savez désormais, La Disparition sans e.

 

Formidables tours de force aussi, les récentes traductions anglaise et espagnole de son roman : A void pour la première et El Secuestro pour la seconde (en espagnol a est parfois considéré comme étant la lettre la plus fréquente, contrairement aux deux autres langues où c’est e qui tient la corde. Cette impression est en contradiction avec le tableau de fréquence qu’on trouvera ici).

 

La lecture croisée de ces trois œuvres vous met un sourire permanent sur le visage. Ainsi cet envoi, qui vient clore une belle évocation d’Achab :

 

Ah Moby Dick ! Ah maudit Bic ! 

 

...devient-il en anglais :

 

Ah Moby Dick ! Ah moody Bic ! 

 

...et en espagnol :

 

Oh Moby Dick, Oh movil Bic ! 

 

Plus loin le pastiche du sonnet des voyelles de Rimbaud fait (en français lipo-e) :

 

A noir (Un blanc), I roux, U safran, O azur :

Nous saurons au jour dit ta vocalisation :

A noir carcan poilu d’un scintillant morpion

Qui bombinait autour d’un nidoral impur (...)

 

...et en espagnol lipo-a :

 

(negro), E niveo, I rojo, U verde, O celeste :

diré en un futuro vuestro intimo celo :

Oscuro corsé de insecto en hueste,

sobre el hedor cruel en continuo revuelo (...)

 

Avant cela le pangramme « Portez ce whisky vieux au juge blond qui fume » avait-il inspiré à Perec :

 

Portons dix bons whiskys à l’avocat goujat qui fumait au zoo

 

...ce qui donne en anglais :

 

I ask all 10 of you, with a glass of whisky in your hand - and not just any whisky but a top-notch brand - to drink to that solicitor who is so boorish as to light up his cigar in a zoo

 

...et en espagnol :

 

Llevemos urgentemente los diez buenos whiskys pequeños, pedidos por el fullero jurisperito que consume un exotico puro en el zoo

 

Joli, non ? Avez-vous remarqué que le pangramme espagnol inclut les « lettres » ll et ñ (mais pas le ch)? Et que le dix français s’est transformé en 10 anglais (et non en ten, of course !)1.

 

 

Revenons sur terre : si l’on s’interdit une à une les vingt-six lettres de l’alphabet, quels mots les plus longs sont possibles ?

 

Mots-lipogrammes record :

 

sans A = conjoncteurs-disjoncteurs;

sans B, F, G, H, J, K, M, P, Q, R, V, W, X, Y ou Z :

       = déconstitutionnalisassions;

sans C = antigouvernementalismes;

sans D = électro-encéphalographiques;

sans E = constitutionnalisassions;

sans I = électro-encéphalogrammes;

sans L ou U = dessinatrices-cartographes;

sans N = parasympathicomimétiques;

sans O = désintellectualisassent;

sans S = électro-encéphalographique;

sans T = déconfessionnalisassiez...

 

Trouverez-vous mieux ?

 

Chacun d’entre nous porte en soi son lipo-double : il suffit de trouver le mot le plus long qui ne contienne aucune des lettres formant son nom. Ainsi Georges Perec s’accompagne-t-il d’insatisfaisants, les auteurs de tohus-bohus et de frous-frous...

Le lipo-double de lipo-double est transvasant et le lipo-double de transvasant est épidémiologique...

 

 

__________

 

1 Voici ce qu’écrivait Gilles-Esposito Farèse sur la liste « Oulipo » les 7 et 8 avril 2003 :

 

On se souvient que Perec lipogrammatise le célèbre pangramme

> Portez ce vieux whisky au juge blond qui fume (37 lettres)

dans « la Disparition » :

> Portons dix bons whiskys à l'avocat goujat qui fumait au zoo.

Ses 49 lettres sont nettement plus économiques que la traduction
en 137 lettres et deux chiffres de Gilbert Adair dans « A Void » :

> I ask all 10 of you, with a glass of whisky in your hand -- and not
> just any whisky but a top-notch brand -- to drink to that solicitor
> who is so boorish as to light up his cigar in a zoo.

Il manque d'ailleurs quatre lettres sur 25 dans cette phrase (MQVX).

Dans la page <http://www.partal.com/vademecum/eng/llibres/1.html>,
Ian Monk a proposé une bien meilleure traduction en 65 lettres,
pangrammatique (au E près) et beaucoup plus fidèle à Perec :

> Quick! pour six whisky drams for an unjovial solicitor bringing
> cigars to a zoo.

[Au passage, j'avais traduit il y a plusieurs années cette critique de
Ian Monk en français <http://www2.iap.fr/users/esposito/MonkOnAvoid.html>,
en respectant d'ailleurs l'absence des MQVX dans la phrase d'Adair ;-).]

(...)

 

J'ignore si Ian Monk utilise la même phrase dans sa traduction
anglaise complète et inédite de « la Disparition ».

La troisième version que je voulais vous citer est celle de
John Lee dans « Vanish'd », autre traduction anglaise complète
et inédite (62 lettres, sans E) :

> Quick! X tots of brand whisky for an unjovial solicitor
> smoking at Paris Zoo!

Ces trois exemples me semblent caractéristiques des stratégies
choisies par les différents traducteurs.

Gilbert Adair se lit facilement, mais il est d'une rare infidélité
vis-à-vis de Perec, et se fiche surtout de toutes les contraintes
supplémentaires par rapport au lipogramme.

John Lee est au contraire d'une fidélité impressionnante, mais ce
choix l'oblige évidemment à diverses contorsions linguistiques qui
rendent sa version plus difficile d'accès. Il respecte notamment
_tous_ les nombres choisis par Perec dans son roman, qui font certes
sens la plupart du temps (cf. cinq ou six, vingt, vingt-cinq, vingt-six),
mais qui forcent le traducteur à des graphies comme « fivorsix » ou
« twainty », ou encore à utiliser un chiffre romain dans le lipangramme
ci-dessus.

Ian Monk semble avoir choisi la stratégie la plus équilibrée, en tout
cas dans ce bref extrait (et dans ses autres traductions de Perec
publiées, notamment « Three » qui contient sa version anglaise des
« Revenentes »). Il respecte les surcontraintes perecquiennes, mais
sans torturer la langue au point d'être hermétique. Son choix ci-dessus
de « six » whiskys au lieu de « dix » me semble en effet le plus naturel
(et il avait d'ailleurs été proposé sur la liste oulipo avant de connaître
cet article de Monk).

Le but de ce message n'est pas d'établir une classification, mais
d'illustrer que différents choix de traduction sont possibles (c'est
le thème central du « Ton Beau de Marot » de Douglas Hofstadter).
En tant qu'oulipophile, je préfère évidemment l'état d'esprit de John
Lee
& Ian Monk, car la version facilement lisible d'Adair perd vraiment
trop par rapport au roman de Perec. Je ne peux pas comparer Lee & Monk
car je n'ai hélas pas pu me procurer la version complète du second.
L'extrait ci-dessus montre des différences subtiles mais importantes.
J'avoue apprécier grandement la virtuosité de Monk, mais la rigueur
parfois mallarméenne de Lee se défend aussi.

Profitons de ce message pour citer aussi la version espagnole
de M. Arbués, M. Burrel, M. Parayre, H. Salceda et R. Vega dans
« El secuestro » (108 lettres, sans A) :

> Llevemos urgentemente los diez buenos whiskys pequeños, pedidos
> por el fullero jurisperito que consume un exótico puro el en zoo.

Un peu long, mais fidèle à l'original comme partout ailleurs dans
cette traduction, malgré la transposition en un lipogramme en A.
On pourra noter que ce lipangramme inclut les « lettres » ll et ñ
de l'espagnol (mais ignore le ch).

Il aurait été amusant de citer le même passage dans la première
traduction espagnole de « la Disparition », qui ne conservait
que le sens, sans respecter la moindre contrainte (même pas le
lipogramme !). Encore une autre stratégie de traduction qui se
défend parfois, mais qui reste difficile à justifier dans le cas
de Perec.

Amitiés ; Gef
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Alain Chevrier, lui, signala à la liste Oulipo le 11 juin 2003 l’intéressant « EUNOIA » de Christian Bök (en anglais), lequel célèbre de jolie façon le lipogramme vocalique.

 

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